Éditorial : Mimétisme

Par Zone Occupée

En couverture : Jean-Jules Soucy – L’œuvre en ti-monarques (2008)

Impressions numériques et installation.

L’INIMITABLE ART DU COPIER-COLLER : DE LA SURVIE À LA CRÉATION

Par Jean-Rémi Dionne

 

Il y a peu de temps, j’ai visionné une conférence TED(1) de 2021 portant sur les origines de l’apprentissage chez les humains. Cette conférence était animée par la journaliste scientifique Annie Murray Paul et traitait des nouvelles recherches scientifiques qui émettent l’hypothèse que l’acquisition de connaissances débute bien avant la naissance. De récentes expérimentations ont pu prouver que l’enfant naissant reconnaît déjà la voix de sa mère, ce qui implique donc une organisation ou à tout le moins un apprentissage pour le système sensoriel du fœtus. Au premier instant de la vie, notre cerveau a déjà procédé à une organisation durant le dernier trimestre de la gestation. Dans sa présentation, Murray Paul explique que les contours et les accents de la langue de la mère influencent les pleurs de l’enfants. Chez les bébés français, les pleurs ont tendance à se terminer sur des notes plus aigües alors que chez les bébés allemands, ce serait sur des notes plus basses, les petits épousant les tonalités spécifiques à leur langue maternelle. Il en va de même pour les goûts et les odeurs. À partir du septième mois, les appareils olfactif et gustatif sont complètement développés et l’enfant aura tendance à préférer les saveurs et les goûts de l’alimentation de la mère plutôt que ceux inconnus. C’est évidemment un mécanisme de survie, mais ce sont aussi les premiers jalons de la culture que représente la nourriture. Il s’agit en quelque sorte d’une multitude d’informations qui seront emmagasinées par le futur enfant en devenir et lui permettant de s’adapter plus rapidement à son environnement, qu’il soit riche, abondant et diversifié ou au contraire pauvre, aride et stressant. Les mécanismes développés résultent donc d’un processus d’apprentissage essentiel à la vie humaine.

Il semblerait en fait que le cerveau humain soit lui-même structuré afin d’imiter les gestes, les paroles et les réactions émotionnelles.

Au cours des années 1990, l’équipe de recherche du docteur Giacomo Rizzolatti, directeur du département de neurosciences de l’Université de Parme, a pu démontrer que nous possédions des neurones miroirs qui s’activent lorsqu’on exécute une action, lorsqu’on observe une personne exécuter une action similaire ou même lorsqu’on imagine quelqu’un exécutant cette même action. C’est donc dire que nous sommes neurologiquement constitués pour être des imitateurs, des copieurs, des plagieurs. Être de culture ou de nature, qu’est-ce qui prime dans le développement de nos vies? L’opposition nature/culture, que l’on retrouve tout au long de l’histoire de la pensée philosophique, nous oblige à soit imaginer l’humain dans la nature, où la question de culture n’a pas une place particulière puisqu’elle constitue une forme de cette nature tout comme les formes physiques, chimiques, biochimiques, biologiques, cognitivo-représentationnelles et sociales; soit alors elle en est exclue et signifie que nous ne pouvons faire entièrement partie de cette nature puisque nous cherchons à nous en extraire par cette dernière. À mes yeux, ce débat ontologique ne peut aboutir qu’à une vraisemblance mais jamais à une vérité, cela revient à la question de l’œuf et de la poule. Ce qui importe, c’est de comprendre la nécessité inhérente de l’un et de l’autre. Le mimétisme est un processus naturel qui prend ses sources au moment même où la vie se construit, qui permet la survie de cette dernière. Il est constitutif de la culture qui peut être vue comme un mécanisme aussi nécessaire à la survie, mais bien plus encore.

Questionnable est donc la nature créative de l’humain lorsque l’on puise à même les résultats de ces études scientifiques. Serions-nous condamnés à incessamment reproduire, copier et coller ce qui nous entoure? Certainement pas selon plusieurs philosophes, notamment Aristote qui voit avec la mimèsis deux formes d’imitation : celle qui reproduit à l’exact et celle qui stylise. L’imitation fait participer les individus à leur environnement par un phénomène de rapports sociaux. Par l’imitation, nous ne répétons pas, nous assimilons un imaginaire partagé à travers la création.

Dès la naissance, un être vivant doit faire face à l’absolu terreur de survivre à un monde hostile fort différent de celui connu dans le ventre de sa mère. Forcé de s’extraire du parfait bonheur de la chaleur maternelle, il se voit devenir en un instant un être inapte et incompétent, alors que sa réception se fait par des cris et de la douleur. Comment survivre à un accueil aussi inhospitalier si ce n’est par une adaptation fulgurante? Aucun autre choix n’est possible que de faire un avec l’environnement, et c’est en observant et en reproduisant les comportements vus et entendus qu’il peut y arriver. Le mimétisme est une stratégie adaptative répandue, mais malgré tout étonnante.

L’humain se forme essentiellement par mimétisme comme tout autre animal du règne du vivant. C’est un mécanisme primitif ancré dans nos gènes, nous en sommes indissociables, sinon nous devenons des êtres non viables.

Mais cette aptitude ne se réduit pas à seulement copier le geste d’autrui, car il s’agit aussi du caractère inné qui permet à l’individu de rapidement participer aux processus culturels. Car l’enfant ne copie pas à proprement parler, il imite, il ressemble, il caricature. Bien que critiquée, la théorie du désir mimétique de René Girard peut paraître séduisante à cet instant : ce à quoi conduit le mimétisme n’est pas la reproduction de l’autre, mais du désir que l’autre éprouve, le désir lui-même. Suivant cette idée, nous pourrions en venir à la conclusion suivante : par cette incroyable capacité qu’est le mimétisme, l’humain aspire sans cesse à un absolu inatteignable, celui de se fondre dans le désir de l’autre qu’il ne pourra réaliser que grâce à son imagination. C’est en quelque sorte la transcendance de la matérialité de la simple imitation que permet la créativité. L’économiste Gabriel Tarde voit quant à lui l’imitation comme une onde vibratoire qui parcourt nos sociétés et qui prolonge, propage des modes d’être, de vivre, de penser, où chacun apporte ses propres fluctuations et génère de l’innovation. Et c’est peut-être là le pendant humain qui le différencie des autres espèces. Dans l’histoire de l’art, le mimétisme est une idée qui gouverne la création des œuvres d’art, en particulier, avec une correspondance permanente au monde physique reconnu comme un modèle de beauté, de vérité et de bien. Dans cette édition nous voulons explorer ces zones grises entre l’imitation et l’œuvre d’inspiration.

 

Bonne lecture !

Références

(1) Les conférences TED (Technology, Entertainment and Design) sont une série de conférences organisées au niveau international par la fondation à but non lucratif américaine The Sapling foundation. https://fr.wikipedia.org/wiki/Conf%C3%A9rence_TED

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