André-Charles Caron, horloger de métier, imagine vers 1760 la première montre squelette. Cette invention permettait alors pour la première fois de voir, sans la démonter, les mécanismes en action d’une montre. Ce qui jusqu’alors procédait d’une forme de magie devenait apparent à tout un chacun. Les aiguilles ne se déplaçaient plus sans raison, mais par l’action précise d’une série de petits mécanismes constitués de roues dentées, d’entraînement et de moyeux. La fascination ne serait plus portée vers le mysticisme du mouvement autonome, mais vers l’incroyable complexité des rouages issue de l’imagination humaine. La nature surpassée par son ingéniosité s’accordait bien avec le siècle des Lumières et il bénéficiera de la place convoitée d’horloger du Roi. Son fils, quant à lui, ne sera pas non plus dénué de talent : il inventera à la suite de son père le mécanisme de montre dit à hampe, qui lui sera malheureusement volé par l’horloger du Roi succédant à son père. Ce que nous retenons de lui, toutefois, ce n’est pas cette invention, car le fils Caron reprendra l’idée de son paternel de mettre à découvert les mécanismes d’une tout autre machine : celle du pouvoir aristocratique qu’il acquerra en signant de ses œuvres son nom devenu célèbre i.e. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. À travers ses créations, par exemple Figaro ou le Barbier de Séville, il a mis à nu le Roi et sa cour. Entre l’orfèvre des mécanismes horlogers et l’homme de plume, il n’y a pas de frontière. L’artiste éprouve le besoin de matérialiser son inspiration, ses aspirations, ses angoisses, ses frustrations, ses extases ou ses injustices. Les œuvres sont souvent l’expression d’une vision analytique de réalités basées sur l’expérience humaine. Selon cette définition, elles sont la porte sensitive qui nous ouvre à la complexité abstraite des mécanismes du monde, qui autrement nous seraient invisibles au même titre que la montre squelette. De même qu’explorer les rouages de la création d’une œuvre nous emmène parfois dans des méandres sombres et déconcertants alors que, dans d’autres contextes, cela nous illumine d’une plus grande expérience intérieure que celle que l’auteur aurait pu imaginer.
C’est aussi dans les coulisses de la création que se joue l’histoire de l’art et qu’elle se confond avec l’histoire avec un grand H.
Dans cette édition, nous désirons explorer l’arrière-scène de la création et en comprendre les rouages et mécanismes, mais également les rapports qu’entretiennent les artistes avec les cycles, les redondances, la systémique ou la cybernétique.
La mécanique et les systèmes, le système et ses mécaniques. Qui vient avant l’autre ? Il n’y a pas d’histoire d’œuf ou de la poule ici. Votre mécanicien pourra en témoigner, il n’y a pas de zones floues dans un moteur ou un engin. Tout est réglé, pensé, réfléchi pour que les mouvements soient fluides et s’enchaînent l’un avec l’autre et l’un dans l’autre. Il n’y a pas de paradoxe dans le monde de la mécanique, tout se pense en cause et effet. L’ensemble des systèmes s’assemblent dans une cosmologie ou tout s’explique rationnellement à l’inverse de la cosmogonie. Pour bien en comprendre les tenants et les aboutissants, rien de mieux que d’en définir le sens. Le système et le mécanisme sont deux termes qui sont souvent utilisés dans des contextes différents, mais qui sont liés par leur implication dans des processus et des fonctionnements. Bien qu’ils partagent des similarités, ils ont des nuances distinctes qui les différencient.
Le terme « système » fait généralement référence à un ensemble d’éléments interconnectés qui fonctionnent ensemble pour atteindre un objectif commun. Un système peut être physique, tel qu’un système solaire, ou conceptuel, comme un système économique par exemple. Il implique une organisation et une structure globales où les éléments individuels sont interdépendants et interagissent les uns avec les autres. Les systèmes peuvent être complexes, avec de multiples niveaux et sous-systèmes, et ils peuvent être adaptatifs en réagissant aux changements internes et externes. Quant au terme « mécanisme », il est plus spécifique et fait référence à la manière dont quelque chose fonctionne ou opère. Un mécanisme peut être un ensemble de composants, de procédures ou de processus qui sont conçus pour accomplir une tâche spécifique ou pour produire un résultat particulier. Il est souvent associé à des mécanismes physiques, tels que les engrenages d’une montre ou les pièces d’un moteur, mais il peut également être utilisé dans des contextes plus abstraits comme les mécanismes cognitifs dans le cerveau humain. La différence fondamentale entre un système et un mécanisme réside dans leur portée et leur niveau d’abstraction. Les systèmes sont plus larges, plus complexes et plus adaptatifs, tandis que les mécanismes sont plus spécifiques et focalisés sur les processus et les fonctionnements internes.
Les artistes ont bien compris la différence qui lie ces deux termes. Ils ont su, au fil du temps, comprendre les mécanismes physiques, culturels, politiques de nos sociétés pour les transposer en dispositifs et offrir des interprétations sensibles, de façon à ce que les systèmes qu’ils composent deviennent évidents et critiquables, car pour accepter le monde dans lequel il vit, l’être humain a besoin de le catégoriser, de le systématiser, de le mécaniser, au risque parfois d’en devenir l’esclave.
Du chaos naîtra l’ordre, du néant naîtra le système, de l’art viendra la lumière.
Tout le monde connaît le fameux Deus ex machina des tragédies grecques, cette machine construite afin de faire intervenir une déité pour dénouer une impasse de la trame narrative. Le terme est issu des pratiques de la tragédie où une machine est utilisée pour déplacer sur la scène les acteurs qui jouent les dieux. C’était pour les Grecs une façon d’introduire physiquement la place des dieux dans leur organisation sociale et culturelle. Il s’agissait de réifier, de transformer une idée abstraite en élément concret, de faire comprendre concrètement le rôle des dieux dans la quotidienneté. En quelque sorte, rendre visible l’invisible. Tranquillement, l’expression est devenue péjorative, signifiant l’arrivée inattendue d’un dénouement trop facile et factice. Cette mécanique visible rendait justement visible et ridicule l’impartialité de l’inexplicable. En voulant rendre visible l’invisible par une mécanique tangible, la pratique artistique a mis au jour l’absurdité des constructions mentales et surnaturelles. C’est à l’époque des Lumières que ce mécanisme devient une expression négative. L’intervention des rois, comme Louis XIV dans les affaires publiques, et l’impunité aristocratique qui en découle se révèlent suspectes et l’on voit la mécanique du pouvoir longtemps cachée aux masses faire jour.
C’est le moment, je crois, de revenir sur le cas de Beaumarchais. Ce dernier était un personnage complexe et influent dans le monde politique et social de son époque, et il était bien conscient des mécanismes du pouvoir. Il était également conscient de la force de l’art et de la culture pour influencer l’opinion publique et remettre en question les structures de pouvoir établies. Ses œuvres, en particulier « Le Mariage de Figaro », étaient satiriques et critiquaient ouvertement les inégalités sociales et le système aristocratique de l’époque. Elles ont joué un rôle important dans la diffusion d’idées progressistes et ont suscité des débats politiques. L’horloger a offert aux yeux du monde les mécanismes du pouvoir et a été plus loin, il a montré comment tous ces mécanismes participaient à un système efficace et bien rodé depuis des siècles et s’est même permis de pointer du doigt le propriétaire de la montre : le Roi lui-même. Beaumarchais s’est engagé activement dans la politique de son époque. Il a soutenu les idéaux des Lumières et s’est impliqué dans des causes politiques et sociales, notamment en fournissant une aide aux Américains pendant la Guerre d’indépendance des États-Unis. Son engagement politique lui a permis de gagner en influence et de participer activement aux mécanismes du pouvoir de son temps et surtout d’en comprendre les rouages et les enchevêtrements. Mais aujourd’hui, il reste bien peu de cet engagement politique dans nos mémoires, ce qu’il reste c’est son œuvre et le rôle de celle-ci dans l’éveil des masses. Peut-être était-il woke… Mais je m’arrêterai ici, préférant laisser des chroniqueurs plus expérimentés sur la question en débattre.
Il y a maintenant un peu plus de 10 ans, après le lancement du premier numéro de Zone Occupée, Patrick Moisan, directeur du magazine, ainsi que moi-même avions été invités à une émission de radio matinale pour parler de notre publication. À 7 h 30 du matin, l’animateur a débuté l’entrevue par cette question : À quoi sert l’art ? Que répondre à cette vaste question dans une entrevue de 10 minutes ? Nos yeux étant encore encroutés et nos oreilles encore moins prêtes à recevoir un tel accueil, nous brodâmes de courtes réponses alors que nous avions tant à dire. Cette anecdote continue de nous hanter, puisqu’elle constitue l’essence même de l’existence du magazine. À mon avis, c’est une question à laquelle nous ne trouverons de réponse que lorsque plus personne ne se la posera. Parce que se demander à quoi sert l’art revient à se demander à quoi sert la vie. Toutefois, lorsque je m’y attarde sous l’angle des mécanismes et des systèmes, je crois que je ferais appel à Bergson pour esquisser un semblant de réponse. Selon Henri Bergson, philosophe français du début du XXe siècle, l’art joue un rôle essentiel dans notre compréhension de la réalité et de la vie. Bergson considérait l’art comme un moyen unique d’accéder à une connaissance intuitive et profonde qui va au-delà des limites de la pensée conceptuelle et rationnelle. Je ne vous cacherai pas que j’aurais bien aimé l’avoir auprès de moi en ce fameux matin. Si seulement la vie était comme un film, il serait apparu de nulle part comme Marshall McLuhan dans la comédie de Woody Allen, Annie Hall, pour prendre notre défense. Quelle belle discussion nous aurions pu avoir. Malheureusement, ce philosophe est décédé en 1941, mais il n’existe qu’un seul enregistrement vocal de ce dernier enregistré dans son cabinet de travail en 1936. Il s’agit d’un test de son. De sa voix frêle, il récite une courte réflexion qui s’intitule Quel est l’objet de l’art ? Je vous invite fortement à prendre le temps d’aller écouter ce court extrait de l’INA, vous trouverez le lien en note de bas de page (France Culture, 2020). Je me permets de reprendre dans mes mots les grandes idées de cet extrait, car elles me semblent primordiales à cette réflexion.
Pour Bergson, la perception artistique diffère de la perception ordinaire. Alors que la perception ordinaire tend à réduire le monde à des concepts abstraits et figés, l’art nous permet de voir et de ressentir la réalité dans toute sa vitalité et sa richesse. L’artiste, toujours selon lui, est capable de saisir l’essence même de la réalité en se connectant à l’intuition créatrice qui transcende les catégories intellectuelles. L’art, pour Bergson, capture la notion de durée en nous permettant de percevoir et de ressentir le mouvement, le flux et la vitalité du monde. Il offre une représentation directe de la réalité vécue, sans la réduire à des formes statiques et figées, celles qui aveuglent. Il considère que l’acte artistique est une forme d’expression spontanée et libre qui transcende les conventions sociales et les normes établies. De ce fait, il brise les ornières et nous laisse entrevoir les rouages qui se cachent derrière le revêtement de l’horloge du monde. L’artiste est un visionnaire qui peut capter des aspects cachés de la réalité et les révéler à travers son œuvre.
Les concepts de mécanisme et de système sont deux objets étroitement liés et fondamentaux dans de nombreux domaines d’études ; ils ont une importance cruciale pour comprendre comment les problèmes peuvent être résolus. Cependant, bien que ces deux concepts soient souvent utilisés de manière interchangeable, ils ont une dualité importante qui doit être comprise pour mieux saisir cette importance. En utilisant les multiples possibilités offertes par ces notions, les artistes peuvent ainsi explorer de nouveaux matériaux, processus et techniques, pour créer des œuvres innovantes et stimulantes pour les publics. Les mécanismes et les systèmes sont, pour les arts, des outils importants pour aider les artistes à matérialiser leur pratique, leur démarche et ce rapport au monde qu’ils entretiennent.
L’expérience esthétique peut éveiller en nous des émotions puissantes et nous permettre de comprendre et de partager les émotions des autres, qui nous sont cachées et inaccessibles. L’art a le potentiel de susciter un élargissement de notre perspective morale, en nous encourageant à adopter une vision plus empathique et inclusive du monde, puisque grâce à elle nous sont révélés les rouages et les engrenages du quotidien et de l’Histoire qui nous voilent les interactions systémiques du monde. Bergson le disait, l’art est une voie privilégiée pour explorer la richesse et la complexité de la vie et en comprendre ses mécaniques afin d’embrasser l’ensemble des systèmes qui la composent.
L’horloger est un artisan qui fabrique un objet concret qui se veut une représentation de l’intangible : le temps. Personne ne remettrait en question le résultat réel de l’horloger, malgré le fait qu’il ne produit qu’une interprétation. L’horloger est un artiste ou un philosophe pragmatique. Grâce à ses créations, il nous fait sentir une forme de la relativité d’Einstein. Les tic-tac de ses mécanismes nous rassurent et nous permettent de prendre la mesure de la cosmologie dans laquelle nous sommes immergés. C’est un mécanisme qui nous donne à penser sur l’immense système de l’univers. Il est important de noter que les systèmes et les mécanismes sont souvent étroitement liés et interdépendants. Les mécanismes individuels peuvent faire partie d’un système plus vaste, et la compréhension des mécanismes est souvent nécessaire pour comprendre le fonctionnement global d’un système. En fin de compte, les deux concepts sont essentiels pour appréhender les structures, les processus et les dynamiques qui régissent notre monde. Mais ils demeurent souvent invisibles à l’œil et à l’intuition de tout un chacun. Le travail des artistes nous permet de transcender notre participation passive au sein des systèmes en devenant des observateurs participatifs et parfois des participants actifs. Ce qui semble être le rêve ou l’utopie d’un artiste se veut peut-être représenter la dure réalité des mécanismes implacables de nos systèmes invisibles.
Bonne lecture,
Jean-Rémi Dionne
(1) France Culture (réalisateur). (2020, 13 juin). Bergson sur l’art : l’unique archive de sa voix – #CulturePrime. https://www.youtube.com/watch?v=s9SwcAMCPrM