DOSSIER CLOSMONAUTE : Quand Moncton me revient

Par Zone Occupée

L’art du lâcher-prise – Oeuvre participative 204 (2022)

Photo ©Charles Sagalane

Charles Sagalane

Charles Sagalane est un écrivain interdisciplinaire qui aime bien sortir la poésie des livres. Il pratique les arts de lettres et mène des animations littéraires. Comme artiste à l’école, il fait de la littérature un jeu sérieux qui ouvre des trésors. En 2016, il remportait le pris Radio-Canada de poésie. Son sixième recueil, 96bric-à-brac au bord du lac, est paru aux Éditions La Peuplade. Avec sa Bibliothèque de survie, il accueille les lecteurs en territoire – des îles du Lac-Saint-Jean jusqu’aux quatre coins du Canada francophone – pour une expérience littéraire hors de l’ordinaire.

Dossier Closmonaute

Quand Moncton me revient

 

Par Charles Sagalane

 

L’eau a coulé sous les ponts de la Petite Décharge depuis mon séjour à Moncton – délégation d’une semaine au temps des trilles. En revenir lorsque les vols sont erratiques préfigurait qu’on ne revient jamais tout à fait d’Acadie. D’ailleurs, je ne partais pas vers Moncton, j’y revenais. Mon Journal d’un bibliothécaire de survie relate ce premier passage : marées d’hospitalité et stupeur de mascaret. Quelques jours là-bas, c’est déjà beaucoup. Les voyages, comme les Acadiens, ont cette faculté de compresser le temps. Ils font advenir le meilleur en privilège printanier. J’allais croiser, recroiser, une communauté vibrante. Je serais nourri par l’imprévu et l’impérissable. 

Je n’ai pas été déçu. 

Je pourrais décrire le grand carrefour de créatrices et de créateurs que devient le centre Aberdeen pendant le festival RE : FLUX. Nous y avons été accueillis comme de la visite de dernière minute, avec une portion plus généreuse encore que celle des habitués. Au moment d’écrire ces lignes, les expositions, les spectacles et les allocutions se sont fondus dans ma machine à créer. Ce sont les rencontres qui me reviennent. Des compagnonnages buissonniers. Tomber sur Dominik Robichaud, loin de son exposition, dans un parc, à vélo. Échanger avec Émilie Turmel et Gabriel Robichaud dans la douceur de leur cour arrière. Prendre une bière au Laundromat où Louis-Martin Savard nous a conviés. Visiter le centre d’Herménégilde Chiasson, à Grand Barachois, et s’y poser quelques questions de traduction avec Luba Markovskaia – son Peler de ramboutan de Gillian Sze vient tout juste de paraître, avis aux foodies de poésie. Faire une tournée de Shediac, guidés par Georgette Leblanc. Y parler de poésie, oui, du métier et du milieu, mais aller à la plage, manger des clams frits, escalader le grand homard à trois pour une photo, se jeter à l’eau au bout du quai (pas moi, poule mouillée), rouler en ville la nuit tombée.

Revenir à Moncton, comme un chez-soi en devenir. C’est vrai aussi de Rimouski, Paris, Kyoto et Sudbury. Des chez-moi en revenir. 

Me revient, si clairement encore, la grande tablée rieuse et partageuse qui offre au voyage son instant de grâce – entre sauce piquante « suicidaire », poutine gigantesque et plateau de la mer. Nous pigeons dans les plats, nous échangeons. Tout est emblématique. Tout est post-pandémique. Tout est parfait. Sans qu’on le sache, ma voisine de table et moi nous découvrons des atomes crochus de création. La technicienne de l’Atelier d’estampe Imago se révèle artiste. L’armoise et le haïku nous mettent la puce à l’oreille. Cueilleuse ? Japon ? Carole Deveau a vécu cinq ans dans la préfecture de Shimane pour y enseigner l’anglais. Elle me décrit l’endroit, déniche des photos sur son cellulaire. Nous voyageons dans le voyage. Et poursuivons l’échange le jour suivant. Carole m’offre ses macarons fleuris – ceux qui s’épinglent, fidèles à ma collection d’enfance et à mes expérimentations d’écrivain. Sur le plancher du salon, elle déroule ses impressions botaniques dont les couleurs s’amalgament et se multiplient. Elle me présente des œuvres hybrides, inspirées du Japon. Un temple. Une île. Imagerie délicate où la géométrie en pointillée investit une forme blanche, offerte à l’amateur d’origami. Un nuage pour une grue. Et si ce patient pliage faisait toujours partie de l’œuvre qu’on apprivoise? Si faire sien, c’était découper et animer? La passionnée me décrit par le menu le paysage insulaire que j’ai sous les yeux. Quel endroit idyllique pour une de tes bibliothèques ! J’ai la curieuse impression de vivre une page de mon Journal qui s’écrit.

Créer est un partage. Voyager est une création. Et partager est un voyage.

 

L’art du lâcher-prise – Oeuvre participative 204 (2022)

Photo ©Charles Sagalane

 

J’ai le privilège d’être invité le lendemain à une œuvre participative, L’art du lâcher-prise. Je serai le 204e participant que rencontre Carole. À l’heure pile, je cogne à la porte, curieux de me laisser guider. Sur la table, douze œuvres sur papier sont retournées. Il s’agit de les révéler à tour de rôle et de nommer ce que l’image me fait sentir. Je ne pourrai en retenir qu’une seule. Peu à peu, les œuvres apparaissent, se répondent comme les cartes d’un jeu délicat. Traits noirs et monochrome éclatant. Vert pomme, sous un ciel de papier peint fleuri, une maison qui pourrait être celle de ma grand-mère. Orange fluo, une bouée se détachant d’un motif de chevrons. Jaune paille, une poignée de porte et sa clef. Je ne me souviens pas du reste. Sinon une robe – de mariée, à mon avis – au filigrane gris. Un mandala du même gris, rayonnant, lui tient lieu de tête. Je suis profondément ému. La boule que j’ai dans la gorge achève de picoter. Ce sera l’estampe que je rapporterai de Moncton.

Au retour, les procédures sont claires. Sur l’œuvre, dessiner, écrire ou placer une intention décrivant mon lâcher-prise. La brûler, prenant soin d’en conserver une partie. Et retourner le fragment à l’artiste, accompagné d’un compte-rendu du rituel. J’ai reçu l’œuvre le 12 juin. Réfléchi, différé, égaré l’estampe, réfléchi encore, oublié, tergiversé jusqu’à un beau matin. Le 2 septembre. 

Le lâcher-prise, ce n’est pas mon fort. 

Que pouvais-je bien laisser aller ? La liste est si longue… Je ne voyage pas autant que je le voudrais. Je ne peux tout lire, ni tout voir, ni tout goûter. Je n’arrive pas à me satisfaire du quotidien. Je ne peux être à deux endroits en même temps. Je ne me sens jamais à la hauteur de ce qu’on attend de moi. Ni de ce que j’exige de moi-même. Je manque de temps pour tout. Je ne sais pas m’envoler avec les outardes. Ni vivre comme un dauphin dans la mer. Il aurait pu être sans fin, mon lâcher-prise. Mais voilà, j’ai pris mon courage à deux mains et mon crayon de l’autre. Je blague. À l’endos de l’estampe, j’ai rédigé ma confession. Un premier jet, spontané. J’en retiens cette phrase :

« Je ne serai pas parfait. »

Puis j’ai sacrifié l’œuvre, la soutirant du feu quand elle avait la jolie forme d’une île. Mis à la poste, enfin, le territoire épargné. Cette nuit-là, j’ai rêvé que je découvrais à mon village natal des quartiers entiers où je n’avais jamais mis les pieds. Le rêve, ce guide habile, connaît nos rapides intérieures, il sait portager et dresser le campement. Il a fait d’une île japonaise et d’une ville acadienne un archipel prochain. 

Ce n’est pas tout.

Du gros cinq cennes de Sudbury au gros homard de Shediac, il m’a fallu laisser aller bien des choses. Souvent malgré moi. Et je devrai répéter l’exercice, encore et encore. Même à l’instant, avec les Closmonautes. Mais je sais qu’elles ne cesseront de revenir.

 

Charles Sagalane

Photo ©Sophie Gagnon Bergeron

Références

(1) Journal d’un bibliothécaire de survie, Éditions La Peuplade (2021), 432 pages.

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