J’ai le privilège d’être invité le lendemain à une œuvre participative, L’art du lâcher-prise. Je serai le 204e participant que rencontre Carole. À l’heure pile, je cogne à la porte, curieux de me laisser guider. Sur la table, douze œuvres sur papier sont retournées. Il s’agit de les révéler à tour de rôle et de nommer ce que l’image me fait sentir. Je ne pourrai en retenir qu’une seule. Peu à peu, les œuvres apparaissent, se répondent comme les cartes d’un jeu délicat. Traits noirs et monochrome éclatant. Vert pomme, sous un ciel de papier peint fleuri, une maison qui pourrait être celle de ma grand-mère. Orange fluo, une bouée se détachant d’un motif de chevrons. Jaune paille, une poignée de porte et sa clef. Je ne me souviens pas du reste. Sinon une robe – de mariée, à mon avis – au filigrane gris. Un mandala du même gris, rayonnant, lui tient lieu de tête. Je suis profondément ému. La boule que j’ai dans la gorge achève de picoter. Ce sera l’estampe que je rapporterai de Moncton.
Au retour, les procédures sont claires. Sur l’œuvre, dessiner, écrire ou placer une intention décrivant mon lâcher-prise. La brûler, prenant soin d’en conserver une partie. Et retourner le fragment à l’artiste, accompagné d’un compte-rendu du rituel. J’ai reçu l’œuvre le 12 juin. Réfléchi, différé, égaré l’estampe, réfléchi encore, oublié, tergiversé jusqu’à un beau matin. Le 2 septembre.
Le lâcher-prise, ce n’est pas mon fort.
Que pouvais-je bien laisser aller ? La liste est si longue… Je ne voyage pas autant que je le voudrais. Je ne peux tout lire, ni tout voir, ni tout goûter. Je n’arrive pas à me satisfaire du quotidien. Je ne peux être à deux endroits en même temps. Je ne me sens jamais à la hauteur de ce qu’on attend de moi. Ni de ce que j’exige de moi-même. Je manque de temps pour tout. Je ne sais pas m’envoler avec les outardes. Ni vivre comme un dauphin dans la mer. Il aurait pu être sans fin, mon lâcher-prise. Mais voilà, j’ai pris mon courage à deux mains et mon crayon de l’autre. Je blague. À l’endos de l’estampe, j’ai rédigé ma confession. Un premier jet, spontané. J’en retiens cette phrase :
« Je ne serai pas parfait. »
Puis j’ai sacrifié l’œuvre, la soutirant du feu quand elle avait la jolie forme d’une île. Mis à la poste, enfin, le territoire épargné. Cette nuit-là, j’ai rêvé que je découvrais à mon village natal des quartiers entiers où je n’avais jamais mis les pieds. Le rêve, ce guide habile, connaît nos rapides intérieures, il sait portager et dresser le campement. Il a fait d’une île japonaise et d’une ville acadienne un archipel prochain.
Ce n’est pas tout.
Du gros cinq cennes de Sudbury au gros homard de Shediac, il m’a fallu laisser aller bien des choses. Souvent malgré moi. Et je devrai répéter l’exercice, encore et encore. Même à l’instant, avec les Closmonautes. Mais je sais qu’elles ne cesseront de revenir.