Comme dans la chanson de ton ami Dédé Truand :
– Avez-vous l’heure?
– Non, mais j’ai tout mon temps.
Tu nous accompagnes alors que nous nous faufilons entre ces oranges déshabillées. Pressées comme des pommes à cidre.
Je préfère prendre mon temps rapidement que de me dépêcher lentement.
Nous tremblons à l’idée de perdre notre temps. Devrions-nous être ailleurs plutôt qu’ici? Notre souci d’efficacité et d’efficience nous pousse à douter constamment de chaque geste. De chaque émotion.
On a toujours fait comme ça. C’est la tradition. Nous méritons la prospérité. Notre destinée nous accable. Accomplissons-nous, individuellement, ce qui a été prédit?
Les aiguilles de l’horloge nous obsédaient. Nous ressentions leurs mouvements dicter les nôtres. Nous avions cette habitude de manger sans s’écouter. De parler sans vibrer. De pécher sans mordre. De raisonner sans humer. De nous battre sans nous entendre. Nous consommions la Nature pour oublier qu’elle allait nous consommer.
À qui la faute? L’arbitre libre qui décide de nos actions individuelles, décentrées? Cette soif de mouvement qui nous fait perdre toute contenance?
C’est aussi une option.
Nous méritons la quiétude.
Tu nous parles de ces âmes qui vivent avec si peu que nous préférons les prendre en pitié plutôt que de les envier. Vivre sans électricité? Sans métamathique de Tinguely? Sans canon à savate? Sans klaxon à ions? Y as-tu pensé? Qui tiendrions-nous à l’impensable?
Et Vian, nous méritons la santé!
Tu nous enseignes l’attente. Entre les roseaux.
Nous avons un but.
Ah bon? Lequel?
Éviter le gouffre.
Dans ce cas, pourquoi courir dans cette direction?
C’est ce bruit ambiant qui nous guide. Cette rumeur sourde qui gronde sous nos pas. Et dans notre fibre.
Je lui donne des ciseaux, pour découper nos mots et les remettre dans le désordre.
Chez toi, le temps est qualitatif. Les fleurs poussent quand elles sont prêtes à pousser.
Ça prendra le temps que ça prendra.
Tant de sagesse dans une si petite tête?
Retirez les chars de nos allégories. Comme ces poètes qui déplorent le furieux sommeil vert des idées incolores. D’une ligne à l’autre, on essaime. L’habillage des bourdons nous dispute.
Autour de nous courent toutes ces espèces en disparition de voie. Sauf Lemmus lemmus, dont la tentative de suicide n’est qu’une mystification perpétrée par des castors et des souris. S’enlever la vie, ce serait du pur égoïsme. Les autres dépendent de nous. Nos responsabilités ont un sens.
J’ai pris trop de temps à envoyer ce texte. Tant pis s’il n’est pas en retard.
Juste le temps de vivre. En avalant la colline, en foudroyant le cuivre chaud.
Fuite en avant? Nous avons perdu tout sens de direction. Les fils d’Ariane descendent de Minos et nous emmêlent.
Tu nous fais signe d’attendre. La résonance cloche. La tombe se fait jour à la tombée de la nuit. Notre respiration collective se ralentit.
Ne rien faire, c’est déjà ça. Synchronisation de nos pulsations cardiaques. Nous formons un cocon. Une fine bruine nous abreuve, de jour en mois. Nous méritons la bienveillance. Un métabolisme planétaire.
Une nuit, tu nous dévoiles cette porte dérobée qui disparaît quand on passe trop vite. Nous nous engouffrons pour découvrir cet autre monde. Celui où disparaît la crainte du passé et l’utopie de la course.
Ici, la sérénité que nous méritons n’est pas un but. C’est une façon de subsister, dans la tristesse et l’extase. C’est bien loin de ce que nous cherchions. Aucun artifice de paradis. C’est précisément ce dont nous avions besoin, sans l’exprimer.
S’attarder, au passage. Qui nous attend? Plus de calendrier. Rendez-vous? Rendons-nous. La réussite par l’abandon.
Tu nous laisseras te voler de ton temps. Il t’en restait moins que ce que tu croyais. Après tout, si la naïveté fait vivre plus, c’est par intensité et non par longévité. Combien d’années avons-nous passées ainsi? Aucune idée. Aucune importance.
Nous avons tout appris de toi, jusqu’au sens du frisson. Comment cueillir des fruits sans leur causer de douleur. Comment palper une heure et comment habiter une minute.
Tu disparais. Soudainement. Sans faire crisser les essieux de ce train de vie.
Sans nous esseuler, nous comprenons enfin notre confinement et l’acceptons. Tu n’y es plus, nous y sommes. Cette vie n’est ni injuste, ni coupable. Le tigre de Barjavel ne souffre plus.
Grâce à ton sacrifice, notre espèce est maintenant adaptée à son milieu.
Je me remémore ces paroles célèbres, adressées par Alexandre le Bienheureux[1] à ton ancêtre :
Il faut prendre le temps de prendre son temps. Comprends-tu?
Chienne de vie.
***
[1] Technopédagogue et anthropologue, Enkerli a entendu dire que son prénom venait d’un film d’Yves Robert mettant en vedette Philippe Noiret.