Je donne un cours au cégep qui s’intitule Éthique et politique. Fin février arrive le moment de l’examen de mi-session. Je propose une question à développement. Il s’agit pour les étudiants d’appliquer à une situation problématique deux conceptions éthiques différentes. Je m’inspire d’un article paru en 2008 sur le site du Centre de recherche sur la mondialisation. Voici sa teneur :
Le Département américain de la Santé et des Services sociaux a rédigé des directives qui recommandent que dans le cas d’une pandémie, les malades, les blessés graves, les personnes âgées de plus de 85 ans, les personnes souffrant de traumatismes graves doivent se voir refuser tout traitement médical pouvant leur sauver la vie. Les procédures recommandent que les personnes ayant une faible chance de survie ne doivent pas recevoir les services et les ressources limitées.
Je ne pouvais m’imaginer à quel point la réalité allait rattraper ce discours hypothétique. J’avais entendu parler en février du coronavirus, mais, à ce moment-là, l’épidémie était encore loin. J’avais oublié à quel point notre monde était devenu petit. Je ne me doutais pas que cette épidémie allait se transformer bientôt en pandémie et nous frapper de plein fouet.
Dans la plupart des cégeps, les professeurs de philosophie présentent dans le cours Éthique et politique les deux courants éthiques suivants : un s’inspirant de l’éthique du philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) et un autre de l’éthique anglo-saxonne, s’inspirant principalement de Jeremy Bentham (1748-1832) et de John Stuart Mill (1805-1873).
Kant défend l’éthique du devoir moral (déontologisme). À première vue, elle nous semble sévère par sa rigueur. D’après lui, l’éthique doit avoir une valeur universelle. Elle doit s’extirper de nos conditions particulières de vie. Cette façon de penser inspirera les droits universels.
Peu importe notre sexe, notre âge, la couleur de notre peau, notre culture, notre religion, cette éthique, un peu comme les mathématiques, doit être la même pour tous.
Elle ne fait pas d’exception. Un principe éthique doit pouvoir être universalisable, il doit pouvoir être transformé en loi et non pas en simple conseil que l’on suit ou non selon notre humeur ou nos penchants. Cette loi morale s’exprime sous la forme d’un impératif catégorique. Notre sens du devoir nous impose de le respecter, que cela nous plaise ou non, que cela nous rapporte quelque chose ou non.
Cette histoire d’universalisation chez Kant a été critiquée. Appliquer des principes moraux, sans égard à la situation particulière, ne peut-il pas s’avérer immoral ? Par exemple, dire la vérité est un devoir moral. Mais dira-t-on la vérité à un meurtrier qui cherche à assassiner l’ami qui se cache chez vous ? Kant, ne démordant pas de sa théorie (ce qui est vrai en théorie doit l’être en pratique) a défendu l’indéfendable, il a répondu que oui. Cependant, avant de reléguer aux oubliettes la contribution de Kant, il faut mentionner un autre aspect. Kant a émis une vérité fondamentale comme nul autre dans l’histoire de l’éthique. Il s’agit d’une idée fort simple. Cette idée nous est devenue tellement évidente qu’on oublie qu’on la lui doit. Il s’agit du respect qu’on doit à la personne humaine. Son principe s’énonce ainsi : il faut toujours agir de telle sorte que l’on traite l’humanité en soi, et en toute autre personne, toujours en même temps comme fin et jamais simplement comme moyen. Jamais une personne ne peut servir que de simple instrument au bénéfice d’une autre ou d’une cause. Jamais, à moins qu’elle n’ait donné son consentement libre et éclairé, elle ne peut être qu’un pur objet. Si on doit respect à la personne, c’est parce qu’elle est un être libre. Il n’y a pas d’équivalent dans tout l’univers connu. La personne ne fait pas que subir les lois de la nature (tomber malade à cause d’un virus), elle se donne ses propres règles d’action. Ainsi est-elle un être dont la valeur est absolue. C’est cette liberté qui fait qu’on lui attribue une dignité.
Revenons maintenant à l’exemple proposé plus haut. Que penserait Kant d’une gestion des ressources qui conduirait à négliger les êtres les plus faibles dans nos sociétés ? Il s’y opposerait fortement. D’abord, il ne verrait pas comment on pourrait transformer en loi universelle l’idée selon laquelle il ne faudrait pas soigner les personnes à faible chance de survie en cas de pandémie. Il n’y verrait que du mépris pour l’humanité, non pas seulement du mépris pour l’humanité des autres, mais aussi pour celle des décideurs eux-mêmes qui s’abaisseraient à prendre ce genre de décision barbare. Pour lui, toute vie humaine est absolue, sacrée. Kant n’aurait rien à reprocher à une personne qui voudrait volontairement sacrifier sa vie pour le bien des autres (à moins que ce soit un suicide déguisé en acte altruiste), mais dans l’exemple donné plus haut, le sacrifice de vies humaines ne respecte pas la liberté d’autrui. On ignore leur dignité d’être humain. Pour Kant, une fin, même morale (le désir de sauver le plus grand nombre de personnes), ne saurait justifier des moyens immoraux (laisser mourir des innocents).
Quand Horacio Arruda, directeur national de la Santé publique du Québec, nous rappelait les consignes sanitaires, il s’agissait de ne pas embourber les hôpitaux afin de procurer des soins à tout le monde sans exception. Il s’agissait aussi d’éviter au personnel médical la lourdeur de devoir décider qui vivra et qui ne vivra pas. Mais si jamais la question de la rareté des ressources médicales devait, malgré tout, se poser, est-ce encore possible d’accorder la même valeur universelle à toute vie humaine ?
Bentham et Mill sont des représentants de l’éthique appelée utilitarisme. Ce courant de pensée repose avant tout sur l’idée de la maximisation du bien-être qu’on peut résumer dans cette formule : le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre de personnes. La formulation implique qu’il ne s’agit pas de toutes les personnes.
L’utilitarisme peut fermer les yeux sur le sacrifice d’une minorité à la condition que ce sacrifice serve le bien commun.
Le dilemme du tramway en est devenu l’illustration classique : si on avait la possibilité de faire dévier la course d’un tramway, devenu incontrôlable, de la voie où se trouvent cinq travailleurs vers la voie où s’en trouve un seul, le ferions-nous ? La majorité d’entre nous répond par l’affirmative à cette question. Nous sauverions le plus de personnes possible et sacrifierions à la place une seule vie. La notion de droits de la personne (égale considération de tous) est reléguée à l’arrière-plan. L’utilitarisme peut tenir compte de ces droits, mais non pas parce qu’ils revêtiraient en eux-mêmes un caractère vital, mais en tant que résultat d’un calcul : y a-t-il plus d’avantages que de désavantages à les ignorer ? Si la réponse à cette question est positive, on va ignorer ces droits le temps qu’il faudra. C’est ainsi que réfléchit l’utilitarisme : il met en balance les conséquences positives et négatives et mesure leur effet sur le bien commun. Si les conséquences positives excèdent les négatives (mentir à un meurtrier), alors l’action est à entreprendre, sinon elle est à proscrire. Contrairement à Kant, il arrive que l’utilitarisme justifie des moyens immoraux afin de servir une fin morale.
L’utilitarisme calculerait si tous les sacrifices exigés par le confinement pour juguler la pandémie de la COVID-19 en valent vraiment la peine. Il mettrait en balance la crise économique, l’endettement, le chômage, la santé mentale, l’isolement, la violence domestique, le désir de retourner à une vie normale d’un côté et, de l’autre, la disponibilité des ressources hospitalières, les lits, les médicaments, les vaccins, l’immunité collective, le taux de létalité des personnes atteintes par le virus, dans ce cas-ci surtout des personnes âgées. Il se demanderait à partir de quel moment les sacrifices exigés commencent à produire plus de mal que de bien. Dans son calcul, il inclut le potentiel de vie : qu’est-ce qu’un malade qu’on sauverait pourrait apporter de plus qu’un autre ? Il doit tenir compte aussi du fait qu’il n’y aurait pas que les personnes malades qui souffriraient, si jamais on devait les sacrifier, mais aussi leur entourage, leur famille, leurs amis. Même des personnes non directement concernées pourraient être choquées devant une telle décision. En cas de rareté des ressources, il n’est pas toujours facile d’établir si le sacrifice de personnes faibles contribue vraiment à augmenter le bonheur collectif. En entrevue, Joanne Liu, pédiatre et ex-présidente internationale de Médecins sans frontières, a confié ceci : en Afrique de l’Ouest, on a pardonné bien des erreurs aux décideurs et aux médecins, sauf une chose : avoir laissé mourir les gens tout seuls. Je la cite : « l’homme n’est pas fait pour mourir seul[1]. »
En se demandant comment sauver le plus de vies possible, l’utilitarisme est-il d’avis que des vies humaines ont moins de valeur que d’autres ? Pas nécessairement.
Le philosophe Thibaut Giraud soulève une nuance intéressante. En choisissant qui devrait recevoir des soins, il ne s’agit pas tant de diminuer la valeur de la vie d’un patient que de ne pas en donner une plus grande à un autre. Supposons un patient A qui se présenterait en premier aux urgences, mais avec peu de chance de survie, et un patient B, arrivé après lui, mais avec de plus grandes chances de survie. S’il se trouve que pour sauver le patient A, on a besoin de beaucoup plus de ressources que pour le patient B, et que ces mêmes ressources auraient pu servir plus efficacement à B, ce serait accorder plus de valeur à la vie de A si on le soignait sans tenir compte de B et possiblement de plusieurs autres[2].
L’âge du patient jouerait certes un rôle dans ces choix difficiles, mais il ne serait pas l’unique critère à appliquer. Si l’espérance de vie de A, âgé de 70 ans, est meilleure que celle de B, âgé de 55 ans, B ne devrait pas être priorisé. Mais si B a une meilleure espérance de vie et qu’il se présente après A, qui en a une moins bonne et qui est déjà sous un respirateur artificiel, faudrait-il le lui enlever afin de sauver B comme cela s’est vu en Italie ? Encore une fois, il faut calculer : sert-on vraiment le bien commun que de mettre fin à un traitement déjà entamé, surtout si le patient A ne donne pas son consentement ? Même si le principe du premier arrivé, premier servi, ne peut être appliqué systématiquement et que la notion de droit de la personne ne joue pas un rôle prépondérant pour l’utilitarisme, cet arrêt de traitement en cours risque de choquer l’opinion publique et de soulever, sur le coup du moins, plus de mal que de bien. Peut-être qu’à long terme l’opinion publique – non celle des personnes immédiatement concernées – finirait par accepter le bien-fondé de cette mesure. On constate ici que le calcul utilitariste comporte cette difficulté : comme pour la pandémie, il est ardu de prévoir toutes les conséquences à long terme des actions qui sont à poser maintenant. L’éthique de Kant, malgré ses faiblesses, a le mérite de fournir des réponses plus claires.
Autre cas de figure. Si le patient A est un médecin chercheur qui travaille dans un laboratoire sur le point de trouver un vaccin à la COVID-19, l’utilitarisme nous conseillerait de lui sauver la vie, dut ce geste provoquer la mort de quelques autres patients, puisque sauver sa vie permettrait d’en sauver plusieurs autres. C’est d’ailleurs ce qu’ont prévu la plupart des comités d’éthique pendant la pandémie de la COVID-19. Selon des chercheurs des États-Unis et du Canada, on arrive à la conclusion qu’« il faut sauver le plus de vies et le plus d’années de vie possible. Les professionnels de la santé doivent aussi être priorisés […] puisqu’ils sont essentiels dans la lutte contre le coronavirus.[3] » C’est aussi la conclusion à laquelle est arrivé un groupe d’experts indépendants, qui a reçu le mandat du gouvernement provincial d’établir un protocole de triage. Mais que faire, s’est demandé ce même groupe d’experts, si, après calcul, le patient A et le patient B ont le même âge, le même potentiel de vie et qu’il n’y a qu’un seul respirateur ? « Si aucun de ces critères ne permet de trancher, il faudra recourir à la terrible loterie de la mort ou de la vie.[4] »
En Italie, des médecins ont dû prendre des décisions rapides quant aux priorités à accorder, mettant à mal plusieurs parmi eux, d’où l’importance de comités d’éthique afin que les décisions cruciales ne reposent pas que sur leurs seules épaules. La population doit être consciente « que la décision prise – qui peut toucher un père, une sœur ou des grands-parents – « ne sera pas le fruit de l’arbitraire [5]». De telles décisions prises en comité présentent le double avantage de mettre les décideurs à l’abri de poursuite judiciaire et de faire diminuer le sentiment de culpabilité des professionnels de la santé. En temps normal, l’éthique privilégiant les droits de la personne doit toujours être celle à privilégier. Toutefois, en temps d’urgence et de pénurie des ressources, le calcul utilitariste s’impose. Il peut nous sembler inhumain, mais mettons-nous à la place du personnel médical confronté à ce genre de réalité. Comment voudrions-nous qu’il agisse ? En cas de pénurie, nous sommes aux prises avec ce genre de décisions, certes cruelles mais nécessaires. Nous ne pouvons que souhaiter que cette situation extrême ne se produise pas ou bien, si elle se présente, qu’elle demeure la plus brève possible.
[1] Tout le monde en parle, Radio-Canada, 3 mai 2020.
[2] Monsieur Phi (Thibaut Giraud), « Faut-il trier les patients ? Éthique médicale au temps du COVID-19 », https://www.youtube.com/watch?v=CaaEGtFH4FE&fbclid=IwAR2qFSwK8aW7k_ysYqpEdRNjADBnsIOJgxvJb-VAT4UBwDCFtpMAi_qqqBk, site consulté le 5.04.20
[3] Marie-Ève Cousineau, « Qui sera soigné si le matériel médical est insuffisant ? », Le Devoir, 26.03.20.
[4] Marie-Ève Cousineau, « Qui aura droit à un lit ou à un respirateur s’il en manque durant la pandémie ? », Le Devoir, 18.04.20.
[5] Marie-Ève Cousineau, « Qui sera soigné si le matériel médical est insuffisant ? », Le Devoir, 26.03.20.