CORPS-FJORD : UNE ESTHÉTIQUE DÉCOLONIALE SÁMIE

Par Zone Occupée

Ramona Salo & Katarina Skår Lisa – Sapmi (2021)

Artica Svalbard residency, Longyearbyen
©Tom Warner

Nayla Naoufal

Nayla Naoufal est autrice, traductrice, chercheure indépendante et administrative artistique. Née à Beyrouth, elle vit et travaille entre Tiohtià:ke/Mooniyaang/Montréal, en territoire autochtone non cédé dont la nation Kanien’kehá: ka est la gardienne des terres et des eaux, et Ottawa, sur le territoire non cédé de la Nation algonquine anishinaabe. Nayla s’intéresse à la création de pratiques de soins situées, de pratiques décoloniales et de modes alternatifs de co-habiter le monde. Titulaire d’un doctorat en sciences de l’environnement obtenu à l’UQAM en 2012, elle collabore notamment avec des artistes autochtones au Canada, en Norvège et dans le monde, ainsi qu’avec des artistes et des collectifs travaillant avec des concepts-pratiques environnementales. Elle a écrit des textes et des essais pour des publications et des journaux comme esse revue d’art contemporain, Mouvement (en France), Le Devoir, Revue de théâtre Jeu, Black Box Teater Publication (en Norvège), la Gazette des femmes, etc. 

* Ce texte est une traduction d’un texte en anglais, qui était une commande originale du Black Box teater pour sa revue Black Box Teater Publication no 6. Fondé en 1985, le Black Box teater est l’un des principaux théâtres de programmation en Norvège qui présente les arts de la performance à travers des œuvres norvégiennes et internationales (blackbox.no).

 

 

CORPS-FJORD : UNE ESTHÉTIQUE DÉCOLONIALE SÁMIE

Par Nayla Naoufal

La chorégraphe norvégienne sámie Katarina Skår Lisa déploie une pratique artistique irriguée par la résurgence autochtone. Ainsi, ses pièces récentes sont innervées par la vision du monde et les pratiques, marquées par la proximité de l’océan, qui caractérisent la communauté autochtone à laquelle appartenaient ses grands-parents paternels : les Sámi.e.s des mers qui vivent aujourd’hui principalement le long de la côte et des fjords du comté de Troms et Finnmark en Norvège. Présentée lors du Festival international de théâtre d’Oslo (OITF) en 2020, la création Gift of Stone donne à vivre la rencontre de la chorégraphe avec le paysage côtier du fjord Varanger-Várjjat. L’approche de Katarina Skår Lisa a ceci de particulier qu’elle est basée sur l’écoute des paysages, leur permettant de façonner et de cocréer l’œuvre. 

Gift of Stone constitue le début d’une collaboration persistante entre Skår Lisa et l’artiste textile et créatrice de vêtements Ramona Salo Myrseth, qui appartient également à la communauté des Sámi.e.s des mers : suivant les pas de leurs ancêtres, les projets qu’elles déploient sont collaboratifs, impliquant d’autres artistes, et privilégient le processus plutôt que le résultat. Lors du festival OITF 2021, les deux artistes ont présenté Arctic Summer, une proposition qui entremêle le défilé de mode et l’installation déambulatoire. Alors que Gift of Stone met en lumière la perspective de la chorégraphe, Arctic Summer est une porte d’entrée dans l’univers de Ramona Salo Myrseth, qui y explore la dimension poétique et performative des textiles et des vêtements composant sa collection et convoquant les paysages sámis(1).

Évoluant constamment, les pièces créées par Skår Lisa et Salo Myrseth sont marquées par une esthétique décoloniale, qui incarne notamment la présence autochtone au sein du territoire; en revendiquant des paysages dégradés par le colonialisme environnemental(2), leurs créations participent à perturber les récits capitalistes de la modernité.

Katarina Skår Lisa, Ramona Salo & Torgrim Halvari – Gift Of Stone (2019)

Vardø
©Torgrim Halvari

Le peuple sámi

Les Sámi.e.s des mers font partie des Sámi.e.s, un peuple autochtone qui vit dans une région appelée Sápmi (« le territoire des Sámi.e.s », en same du Nord) qui s’étend à travers le centre de la Norvège et de la Suède, le nord de la Finlande et la péninsule de Kola en Russie(3). Les premières traces de la présence de ce peuple sur le littoral de l’océan Arctique ont été datées de l’an 6000 avant J.-C(4). Les Sámi.e.s sont reconnu.e.s et se considèrent comme un seul peuple. À l’origine, iels vivaient principalement de la chasse et de la cueillette. Dans les années 1500, une partie d’entre eux ont également adopté l’élevage de rennes.

La population sámie est composée de 60 000 à 100 000 personnes, ce chiffre variant en fonction de la méthode de comptage(5). La plus grande partie de cette population vit en Norvège, dont la moitié dans la région du Finnmark. Les onze langues sames qui existent aujourd’hui font partie de la famille des langues finno-ougriennes, la plus parlée d’entre elles étant le same du Nord(6). Les personnes parlant des langues sámies différentes ne se comprennent généralement pas.

Les Sámi.e.s vivent depuis des siècles aux côtés des populations majoritaires dans Sápmi(7). Cette cohabitation a donné lieu à des échanges de cultures et de pratiques.

Cependant, la norvégianisation, une vaste et violente politique d’assimilation forcée des communautés autochtones menée par les autorités norvégiennes du 18e siècle jusqu’aux années 1960, ainsi que les politiques strictes d’assimilation d’autres pays, ont entraîné la perte de terres, de langues, de droits et d’identités chez les Sámi.e.s et les Kvènes(8) dans la région de la Calotte nordique. S’inspirant en partie des idées du darwinisme social, la norvégianisation a duré près d’un siècle et s’est caractérisée par deux tendances principales : d’une part, la politique coloniale et économique visant à établir l’agriculture norvégienne principalement dans les parties orientales de Sápmi et, d’autre part, les politiques et mesures linguistiques et éducatives visant à éliminer les langues sámies(9). Il était ainsi interdit aux enfants autochtones de parler leurs langues dans les écoles et les pensionnats. Pour pouvoir acquérir des terres, les Sámi.e.s étaient contraint.e.s d’abandonner leur nom, d’adopter un nom norvégien et de maîtriser la langue coloniale(10). Le chercheur sámi Veli-Pekka Lehtola explique que « le but du colonialisme actif était clairement d’assimiler les Sámi.e.s à la société norvégienne et d’éliminer leur langage »(11).

En outre, la Norvège a vécu une catastrophe majeure lorsque les forces nazies ont détruit tous les villages du Finnmark et du Nord-Troms pendant la Seconde Guerre mondiale. Les populations locales ont dû être évacuées pendant un certain temps et ont perdu tout ce qu’elles possédaient. Cet événement a été dévastateur et traumatisant pour les communautés locales, notamment les communautés sámies(12), car toutes les traces tangibles de leur culture ont été détruites(13).

Après la Seconde Guerre mondiale, les besoins en matière de reconstruction des États-nations ont entraîné une augmentation de l’exploitation du territoire et de l’extractivisme en Fennoscandie, portant atteinte à l’intégrité environnementale de Sápmi, dont la survie des communautés autochtones dépend. L’une des principales causes de dégradation écologique a été la construction de barrages sur les rivières, qui a commencé dans certaines régions dès les années 1930. En Norvège, dans les années 1970, des barrages ont été édifiés sur une soixantaine de rivières afin de fournir de l’électricité. Les années 1960 ont donc vu émerger les premières protestations contre ces projets.

À la fin des années 1970, le gouvernement norvégien a décidé de construire un barrage sur la rivière Áltá-Guovdageaidnu dans le nord de la Norvège afin de construire une centrale hydroélectrique. Historiquement, cette rivière présente une grande importance pour les moyens de subsistance et les cultures de nombreuses communautés sámies. En effet, il s’agit de l’une des plus grandes rivières à saumons du monde et sa vallée constitue un site de pâturage pour les rennes(14).  L’inondation de vastes zones de la région risquait donc d’avoir des conséquences désastreuses pour les populations autochtones et pour leur rôle de protecteurs et protectrices de l’environnement(15). Ceci a entrainé l’apparition d’un vaste mouvement social mené par les Sámi.e.s contre la construction du barrage et pour les droits autochtones. Ce mouvement impliquant la société civile norvégienne et suscitant l’émergence d’une solidarité internationale a duré environ de 1968 à 1982.

En 1979 et 1981, la position de l’État norvégien face aux protestations et aux grèves de la faim menées à Oslo dans le cadre du mouvement d’Áltá a été intransigeante et violente(16). Les travaux sur le barrage ont repris suite au démantèlement des camps de protestataires en 1981 ; la nouvelle centrale hydroélectrique a ouvert en 1987. Cependant, ces événements ont eu ceci de positif qu’ils ont favorisé la résurgence culturelle et politique des peuples autochtones de la région, ouvrant notamment les yeux de la population norvégienne et des médias sur la manière dont les droits du peuple sámi avaient été bafoués tout au long de l’histoire(17). Ils ont eu d’importantes répercussions politiques, incitant la Norvège à transformer ses politiques à l’égard des Sámi.e.s  et aboutissant, entre autres, à la formation du Parlement sámi en Norvège en 1989(18). En Norvège, les Sámi.e.s ont été reconnu.e.s comme un peuple autochtone dans le cadre de la constitution modifiée en 1988 et ont obtenu en 1990 la promulgation de la loi sur les langues sames, une législation leur conférant des droits linguistiques et culturels majeurs.

Les artistes sámi.e.s ont joué un rôle essentiel au sein du mouvement d’Áltá. Ce rôle a été mis en valeur par l’exposition créée en 2018 à Oslo par OCA, le Bureau d’art contemporain en Norvège, intitulée « Let the River Flow The Sovereign Will and the Making of a New Worldliness » (Laissez la rivière couler La volonté de souveraineté et la fabrication d’un nouvel être-au-monde). Comme l’explique la publication réalisée suite à l’exposition, le mouvement d’Áltá et son appel « à laisser vivre la rivière » s’inscrit dans l’émergence d’une nouvelle conscience environnementale et dans les histoires de luttes et de résurgence autochtones(19).

 

Les Sámi.e.s des mers 

Aujourd’hui, les Sámi.e.s des mers vivent principalement le long de la côte et des fjords du comté de Troms et Finnmark en Norvège. Leur rapport au monde est traditionnellement marqué par la proximité de l’océan Arctique.

Les Sámi.e.s des mers représentent près de la moitié du peuple sámi et parlent l’un des dialectes du same du Nord(20). L’élevage de rennes ne représente qu’une infime partie de leurs pratiques ; leurs moyens de subsistance traditionnels sont essentiellement la pêche côtière et l’agriculture à petite échelle.

Cependant, ces moyens de subsistance sont actuellement menacés(21). En effet, en raison des conséquences de la norvégianisation et des projets extractivistes en matière de développement de l’exploitation minière, de sylviculture, d’énergie éolienne et d’énergie hydroélectrique, seule une petite partie de l’ensemble de la population sámie peut aujourd’hui subvenir à ses besoins grâce à la chasse et la cueillette, la pêche et l’élevage(22).

Les chercheurs sámis Harald Gaski et Mikkel Berg-Nordlie expliquent que les Sámi.e.s des mers ont subi très tôt la colonisation et l’assimilation, ce qui a provoqué un déclin de leurs langues, de leur culture et de leurs pratiques traditionnelles. Plus tard, les Sámi.e.s des mers ont été particulièrement affecté.e.s par la norvégianisation, les côtes du nord de la Norvège attirant de plus en plus de nouvelles colonies en raison des conditions favorables à la pêche, à la chasse et à l’agriculture. En outre, les Sámi.e.s des mers ont été particulièrement touché.e.s lorsque les villages du Finnmark et du Nord-Troms ont été détruits par les forces nazies pendant la Seconde Guerre mondiale(23).

Les Sámi.e.s des mers sont un acteur important du mouvement de revendication des droits et de préservation du patrimoine culturel des populations autochtones en Norvège. Le mouvement d’Áltá a largement contribué à renforcer leur pouvoir et à éveiller leur sentiment d’appartenance et d’identité(24). Les artistes faisant partie de cette communauté ont joué un rôle primordial dans la résurgence autochtone des Sámi.e.s des mers, par exemple à travers le festival annuel Riddu Riđđu qui a lieu chaque année depuis 1991 dans la municipalité de Kåfjord-Gáivuotna(25)-(26).

Katarina Skår Lisa & Ramona Salo – Gift Of Stone Revisited (2020)

Riksscenen, Oslo, International Theatre Festival
©Torgrim Halvari

Gift of Stone : une exploration du paysage et du patrimoine

Créée en 2019 par Katarina Skår Lisa, Gift of Stone est une performance chorégraphique et auditive qui entremêle danse contemporaine, travail du textile, musique électroacoustique, joik, vidéo, photo et poésie. Elle donne corps à la rencontre de la chorégraphe avec le paysage du fjord de Varanger-Várjjat et la communauté locale : les Sámi.e.s des mers qui habitent la municipalité de Nesseby-Unjárgga.

La pièce entrecroise la danse et d’autres formes artistiques avec le joik, la musique vocale des Sámi.e.s. Le joik est principalement chanté a cappella et se caractérise par une structure circulaire et une mélodie pentatonique. Un joik correspond à « un motif court, partiellement improvisé, de chant ou de chanson, combinant généralement des phrases répétées et des vocalisations onomatopéiques. Les phrases peuvent évoquer le bruit des skis sur la neige, le cri d’un oiseau, le rythme du troupeau de rennes tournant en rond dans le corral »(27).

Elin Már Øyen Vister, artiste, cueilleuse de plantes sauvages et médicinales et protectrice de la terre, écrit que « juoigat (chanter un joik ou joiker) permet de se souvenir, de décrire, de dépeindre des paysages, des personnes et des animaux »(28). Un joik rend hommage à une personne, un paysage ou un animal dont il convoque la présence expérientielle. En norvégien et dans les langues sames, joik(29) est à la fois un nom et un verbe ; on dit qu’on joike quelque chose ou quelqu’un, et non à propos de quelque chose ou de quelqu’un. Un joik ne représente pas son objet : il en fait partie(30)

Gift of Stone est le fruit de la collaboration de Skår Lisa avec d’autres artistes autochtones, notamment le photographe et vidéaste sámi et kvène Torgrim Halvari, le compositeur et joikeur sámi Johan Sara Junior, le compositeur et joikeur sámi Georg Buljo et le joikeur sámi Johan Andreas Andersen, réputé pour son imitation de sons d’animaux dans ses joiks.  En particulier, le processus de création menant à Gift of Stone a constitué le début de la collaboration de Skår Lisa avec l’artiste textile sámie des mers Ramona Salo Myrseth, qui se poursuit depuis. 

Gift of Stone a été créé dans, à partir de et avec le paysage de Varanger-Várjjat. La pièce a été présentée pour la première fois dans la région du Finnmark, au Varanger Sámi Museum, qui est abritée par une habitation sámie en forme de cône aplati appelée goahti (en same du Nord) ou gamme (en norvégien). Depuis sa création, Gift of Stone a connu plusieurs versions, entre autres à l’Académie nationale des arts d’Oslo (KHIO), en avril 2019, et pendant le Festival international de théâtre d’Oslo en mars 2020 au théâtre Riksscenen. Chaque nouvelle itération est façonnée en fonction du lieu dans lequel elle est enracinée et des relations qui la traversent. Par exemple, diverses versions ont impliqué différents compositeurs et joikeurs, qui sont eux-mêmes influencés par leurs héritages pluriels et les paysages dans lesquels ils œuvrent ; le langage chorégraphique de Skår Lisa et la manière dont les autres performeur.euse.s et elle construisent un rapport à l’espace et aux objets environnants changent à chaque version. Se déroulant dans un espace en constante transformation marqué par les imbrications de la géographie, de la musique, du mouvement et de la scénographie, Gift of Stone ne cesse d’évoluer.

Ramona Salo & Katarina Skår Lisa – Sapmi (2021)

Artica Svalbard residency, Longyearbyen
©Tom Warner

Des processus créatifs ancrés dans Sápmi

Avant de débuter son étude des façons dont les cosmologies sámies pourraient trouver résonance dans le mouvement et la danse au sein des paysages du Finnmark, Katarina Skår Lisa a longtemps étudié les épistémologies et les méthodologies autochtones. Inspirée par des auteur.trice.s provenant de Sápmi et des Amériques (tels que Audhild Schanche, Harald Gaski, Britta Pollan, Margaret Kovach, Robin Kimmerer…), la chorégraphe a conçu une manière de se mettre en relation avec le monde qui constitue une méthode favorisant les échanges et l’interconnexion entre les artistes, la communauté locale et les lieux. Mettant l’accent sur les histories de vie, les expériences vécues, l’apprentissage expérientiel ainsi que le processus d’habitation d’un lieu, cette méthode de travail s’appuie sur les lectures faites par la chorégraphe et sur les philosophies et pratiques propres à son héritage autochtone. L’artiste s’efforce de mettre en œuvre un processus créatif fluide, incluant diverses manières de savoir et ancré dans des principes d’humilité, de réciprocité et de responsabilité envers le paysage et les êtres humains et non humains qui le peuplent. 

En particulier, l’approche créative de Skår Lisa est pollinisée par la vision horizontale du monde et des paysages dans les cosmologies sámies, selon lesquelles il n’existe pas de hiérarchie ontologique entre les éléments constitutifs de la terre. Selon la chercheure sámie Audhild Schanche(31), une telle perception contribue à créer des relations fondées sur le mutualisme, l’équilibre et l’interdépendance entre les Sámi.e.s  et leurs territoires. 

Informée par cette perception non hiérarchique, la conception qu’a Skår Lisa du paysage transcende les aspects visuels. Elle inclut les notions de terre, de territoire, de lieux et de relations(32). Pour la chorégraphe, le paysage est sensible, animé et porteur de savoirs (riche en savoirs, kunnskapsrik en Bokmål norvégien(33)). Il fournit non seulement contexte et processus, mais forme et contenu ; le paysage et sa communauté biotique deviennent les créateurs et auteurs des performances créées, dessinant leurs contours et leurs textures, façonnant les états de corps(34).

Skår Lisa se perçoit elle-même comme faisant partie du paysage au même titre que les plantes, les animaux, les minéraux, les roches, les humain.e.s, les ancêtres, ainsi que leurs sons, leurs mouvements, leurs histoires, leurs légendes et leurs joiks. Selon elle, le paysage est un réseau d’êtres et d’ancêtres interconnecté.e.s qui apprennent, créent et deviennent ensemble. Skår Lisa et ses collaborateur.trice.s « sont du » paysage et leurs corps sont une extension de la terre; iels doivent prendre soin du paysage et communiquer avec lui, non seulement pour créer quelque chose mais aussi pour fonctionner et prospérer. Leur capacité à collaborer et à s’engager dans un processus créatif découle du fait qu’iels habitent et écoutent la terre. Ce type de rapport s’apparente à ce que Vanessa Watts, la chercheure mohawk (clan de l’Ours, Six Nations) et anishinabée décrit comme la pensée du lieu, « une compréhension théorique du monde atteinte à travers une relation corporelle et physique avec le monde »(35-36) par laquelle les savoirs, l’action et la créativité émergent de la terre. 

Les processus de création menés par Ramona Salo Myrseth et Katarina Skår Lisa découlent « d’une expression littérale de lieux particuliers »(37). Par exemple, l’artiste textile Ramona Salo Myrseth puise les motifs des tissus et des costumes qu’elle crée dans les paysages locaux, les dessinant à la main et les tricotant avec une machine à tricoter numérique(38). Ainsi, les textiles et la manière dont ils sont utilisés dans l’interaction entre le mouvement humain et l’environnement reflètent la perception horizontale du monde des Sámi.e.s . 

Basées sur une compréhension de la terre et du paysage comme sources de connaissances, l’approche épistémologique adoptée par Skår Lisa et Salo Myrseth est relationnelle et horizontale, remettant en question la hiérarchisation des savoirs. Par exemple, Gift of Stone intègre des références et des sources d’inspiration telles que des légendes et des histoires contées aux artistes par des membres de la communauté de Nesseby/Unjárgga, ainsi que des pratiques régionales, le mouvement des marées, des images de films sámis, des références bibliographiques des collaborateur.trice.s et des professeur.e.s de la chorégraphe, leurs réflexions sur l’autochtonie, etc. 

Ramona Salo & Katarina Skår Lisa – Sapmi (2021)

Artica Svalbard residency, Longyearbyen
©Tom Warner

Une esthétique de la turbulence

À l’instar des autres pièces récentes de Skår Lisa, Salo Myrseth et leurs collaborateur.trice.s, Gift of Stone est chevillée au territoire. Ces créations n’en sont pas moins évolutives et changeantes. Pour reprendre les termes de l’artiste et chercheur autochtone Jarrett Martineau et de l’auteur et chercheur Eric Ritskes, elles sont « aussi enracinées que fugitives »(39).

Émergeant de processus créatifs partagés, ces œuvres ne cessent en effet de se transformer, demeurant en mouvement. Elles se caractérisent par une esthétique de la turbulence, pour emprunter une expression au poète et philosophe antillais Édouard Glissant(40). Cette mobilité leur permet d’échapper à l’enfermement (dans la fixité et de la singularité d’une identité, d’une forme, d’un genre ou d’un lieu). Ainsi, elles rompent aussi bien avec le confinement de l’art occidental, au domaine individuel et professionnel(41), qu’avec une perspective humaniste selon laquelle le monde serait un entrepôt de ressources inertes et les paysages de simples toiles de fond. 

En outre, Gift of Stone et les autres projets de Salo Myrseth et Skår Lisa prennent appui sur les formes, les expériences, l’esthétique, les images et les histoires autochtones. Les paysages, les savoirs, les communautés, les cultures et les modes de vie sámis constituent les forces qui activent les voies de la création artistique. Ces œuvres réaffirment la présence autochtone sur le territoire, « telle l’altérité radicale d’un déjà auparavant, d’un toujours ailleurs du colonialisme »(42). Elles réclament et revendiquent l’autochtonie des paysages qui ont été annexés par le capitalisme et la dépossession(43), faisant jaillir leurs récits et y inscrivant de nouvelles histoires. En refusant l’effacement colonial de l’autochtonie et des peuples autochtones, ces œuvres réaffirment et soulignent la résistance et la résurgence sámi.e.s, qu’elles réinscrivent dans le territoire et dans les expériences artistiques : elles sont caractérisées par ce que Jarrett Martineau et Eric Ritskes décrivent comme une esthétique décoloniale. 

Ces œuvres créent des espaces de transformation et de déplacement à travers le partage d’une démarche collective caractérisée par l’écoute, le mouvement, la contemplation, le chant, la création et l’être-ensemble au sein de Sápmi : en invitant le public à faire l’expérience du paysage en tant que cocréateur, elles réfutent les limites imposées par le colonialisme et le capitalisme aux manières de savoir, de ressentir et de faire de l’art – «  qui sont cognitivement ordonnées par la propriété et la possession »(44) afin d’estimer la valeur de la terre et des connaissances dans le but d’en faire des marchandises – et modifient l’expérience sensible(45)

À titre d’exemple, dans Gift of Stone, les voix, les corporéités, les joiks, les mouvements, les mots, les textiles et les objets réaffirment la présence autochtone plurielle sur le territoire : à travers une esthétique de la présence(46) prend corps une intervention décoloniale au sein du paysage colonisé du fjord Varanger-Várjjat, rappelant que l’autochtonie est loin d’être monolithique. De plus, Gift of Stone est marquée par la vision horizontale du monde propre aux cosmologies sámies : le paysage, les récits, les objets, les textiles et les images créent et dansent aussi l’œuvre. Les performeuses humaines ne sont pas constamment au premier plan, mais se fondent régulièrement dans l’espace, s’effaçant devant les tissus, les pierres, les filets de pêche, le joik… – qui contribuent à composer l’œuvre. Le langage chorégraphique émerge de la rencontre des artistes avec le paysage ; il n’est pas inspiré par un monde déjà présent, mais façonné par tous les habitant.e.s humain.e.s et non humain.e.s de la terre. Ceci rejoint les écrits du chercheur Harald Gaski sur l’esthétique sámie, qui consiste à faire connaissance avec la nature au sens large, à en prendre soin et à « restituer les savoirs acquis à la communauté locale »(47).

Ainsi, « la réciprocité est un élément important des philosophies et des cosmologies sámies »(48)  explique Katarina Skår Lisa. Salo Myrseth et elle perçoivent leur travail commun comme une manière de rendre grâce aux paysages, aux territoires et aux communautés sámies, et de recueillir et de partager des savoirs. Les artistes s’efforcent de participer à des systèmes réciproques de respect, de soin et de gratitude qui impliquent leurs collaborateur.trice.s, tous les êtres vivants, les lieux locaux et les relations de filiation qui les interconnectent. 

Les relations tissées avec le monde sont essentielles dans diverses épistémologies et méthodologies autochtones. Ce qui compte est la relation avec ce paysage spécifique, cette communauté, ce fjord, ces poissons, ces rochers. Ces éléments ne sont pas des ressources à extraire pour la croissance économique, mais des dons de la terre. Or, « les dons de la terre ou les dons d’autrui établissent une relation particulière, une sorte d’obligation de donner, de recevoir et d’être dans la réciprocité »(49), écrit l’écrivaine et scientifique Potawatomi Robin Wall Kimmerer. Dans cette perspective, le processus de création prend appui sur le rapport à la terre et la responsabilité à son égard. Créer devient un acte de réciprocité. Il s’agit d’une réappropriation de la danse (dancing back) aussi bien dans le sens de re-donner (à la terre, à la communauté) et de remercier que dans celui de se réapproprier les processus de recherche et de production des savoirs (researching back)(50)

Katarina Skår Lisa et Ramona Salo Myrseth n’ont cessé de travailler ensemble depuis la première version de Gift of Stone. En novembre 2020, elles ont entamé un nouveau processus de recherche intitulé « Researching new Sea Sámi artistic and poetic perspectives in the footsteps of Áillohaš (Explorer de nouvelles perspectives artistiques et poétiques sámi.e.s des mers en suivant les traces d’Áillohaš)» à Stiftelsen Lásságammi, un lieu de recherche et de résidence artistique. Stiftelsen Lásságammi est abrité par l’ancienne maison de l’artiste visuel, musicien, compositeur de joik, philosophe et écrivain sámi Nils-Aslak Valkeapää(51) (1943-2001) – dont le nom d’artiste était Áillohaš, un nom provenant du same du Nord – à Skibotn, dans le nord de la Norvège. Centré sur le toucher, ce nouveau projet collaboratif se déroule au sein du territoire dans lequel Salo Myrseth a grandi. 

En bouclant la boucle, en cultivant des relations de réciprocité avec les divers paysages, les communautés locales, les plantes, les animaux, les rochers, la neige, les saisons et le climat, Katarina Skår Lisa et Ramona Salo Myrseth amplifient la présence sámie dans Sápmi. Le contraire de la dépossession n’est pas la possession ou la réoccupation, c’est la reconnexion, écrit l’artiste et chercheure Michi Saagiig Nishnaabeg Leanne Betasamosake Simpson : par le biais d’une praxis esthétique caractérisée par la présence et l’horizontalité, Katarina Skår Lisa et Ramona Salo Myrseth se réapproprient les savoirs, les corps et les paysages en se reconnectant profondément avec ces derniers et en tissant des maillages de solidarité.

Riksscenen, Oslo, International Theatre Festival ©Torgrim Halvari
Riksscenen, Oslo, International Theatre Festival ©Torgrim Halvari
Varanger, Sami Museum ©Susanne Hætta
Varanger, Sami Museum ©Susanne Hætta
Varanger, Sami Museum ©Susanne Hætta

Références

(1) S’inspirant d’une matière première commune, Gift of Stone et Arctic Summer constituent les deux facettes d’un processus de création unique. Les deux pièces devaient être présentées comme un ensemble en 2020, mais Arctic Summer a été reportée à l’année suivante suite à l’interruption du festival OITF entrainée par la pandémie.
(2) Le « colonialisme vert » est un terme employé par Aili Keskitalo, la présidente du Parlement sámi en Norvège, pour parler de l’imposition par les États-nations de projets de développement et d’« énergie verte » qui menacent les pratiques, les moyens de subsistance et les cultures sámi.e.s soi-disant dans le but de préserver l’environnement et/ou le climat. Ces projets constituent une manifestation du racisme environnemental, qui consiste à contraindre les communautés locales à accepter l’exploitation de leurs territoires sans obtenir leur consentement libre, préalable et éclairé. Résultant souvent des activités des entreprises nationales ou internationales avec le soutien des autorités publiques, le racisme environnemental repose sur la négation des droits fondamentaux des peuples autochtones, notamment le droit à la terre, à l’eau et à la gouvernance ainsi qu’à un environnement sain.
(3) The Sámi People Traditions in Transitions, Veli-Pekka Lehtola, University of Alaska Press, 2004.
(4) Lávlumin njuvččaiguin — hupmamin geđggiiguin, ruovttoluotta Goase Dušše – skerrui/Singing along to Whooper swans — talking with rocks, Goase Dušše revisited, Elin Már Øyen Vister, 2018.
(5) Veli-Pekka Lehtola
(6) Ibid.
(7) “Sámi Art between the Local and the Global”, Irene Snarby, in Sakahàn, Greg A. Hill, Candice Hopkins and Christine Lalonde, National Gallery of Canada, 2013.
(8) Patrice Loubier parle même, plutôt que d’un retour, d’un « pas de recul ». Ibid, p. 23.
(9) Veli-Pekka Lehtola.
(10) Irène Snarby.
(11)
Ibid., p. 45, italique dans l’original.
(12)
Sjøsamer, Harald Gaski et Mikkel Berg-Nordlie, Store Norske Leksikon, 15 novembre 2020, https://snl.no/sj%C3%B8samer.
(13) Irène Snarby.
(14) Ibid.
(15)
Let the River Flow The Sovereign Will and the Making of a New Worldliness, Office for Contemporary Art Norway. Également disponible en norvégien et en same du Nord. https://www.oca.no/publications/project-booklets/let-the-river-flow-the-sovereign-will-and-the-making-of-a-new-worldliness-english/
(16) Veli-Pekka Lehtola.
(17) Ibid.
(18) Ibid.
(19) Office for Contemporary Art Norway.
(20) Veli-Pekka Lehtola.
(21)
Sjøsamer, Harald Gaski et Mikkel Berg-Nordlie, Store Norske Leksikon, 15 novembre 2020, https://snl.no/sj%C3%B8samer
(22) Elin Már Øyen Vister.
(23) Harald Gaski et Mikkel Berg-Nordlie.
(24) Veli-Pekka Lehtola.
(25) Ibid.
(26) Les noms des lieux dans ce texte sont écrits en norvégien et en same du Nord.
(27) About a Stone: Some Notes on Geologic Conviviality, Hugo Reinert, Environmental Humanities, 8, 1, p. 95–117, 2016, p. 110.
(28) Elin Már Øyen Vister, p. 38.
(29) Ou le mot ̸ verbe correspondant dans chaque langue same.
(30) Hugo Reinert.
(31) ” Diedut Horizontal and Vertical Perception of Saami Landscapes “, Audhild Schanche, in Michael Jones et Audhild Schanche (eds.), Landscape, Law and Customary Rights: Report from a Symposium in Guovdageaidnu-Kautokeino, 26-28 March 2003 (Guovdageaidnu-Kautokeino: Sámi Instituhtta, 2004), 1-10.
(32) Entretien avec Skår Lisa réalisé à Oslo le 18 juin 2019.
(33) Ibid.
(34)
Nayla Naoufal, « Le paysage comme pédagogie : Danser Sápmi – Landscape as Pedagogy: Dancing Sápmi », Esse Arts + Opinions, 98, 60-67, 2019.
(35) Vanessa Watts, “Indigenous Place-Thought and Agency amongst Humans and Non Humans (First Woman and Sky Woman go on a European World Tour!)”, Decolonization: Indigeneity, Education & Society, 2, 20-34, 2013, p. 21.
(36) Toutes les traductions de l’anglais ou du norvégien au français sont de l’autrice.
(37) Ibid., p. 23.
(38) D’après un entretien avec Ramona Salo Myrseth réalisé à Kilpisjärvi le 9 octobre 2019.
(39)
“Fugitive Indigeneity: Reclaiming the Terrain of Decolonial Struggle through Indigenous Art”, Jarrett Martineau et Eric Ritskes, Decolonization: Indigeneity, Education & Society, 3, 1, p. I-XII, 2014. p. V.
(40) Poétique de la Relation Poétique III, Édouard Glissant, Gallimard, 1990.
(41) Martineau et Ritskes.
(42) Ibid, p. V.
(43) Ibid.
(44) Ibid, p. VI.
(45) Ibid.
(46)
As We Have Always Done: Indigenous Freedom through Radical Resistance, Leanne Betasamosake Simpson, University of Minnesota Press, Indigenous Americas, 2017.
(47)
” Indigenous Aesthetics: Add Context to Context”, Harald Gaski, in Sámi Art and Aesthetics Contemporary Perspectives, S. Aamold, U. A. Jørgensen et E. Haugdal, 2017, p. 189.
(48) Entretien avec Skår Lisa enregistré à Oslo le 18 juin 2019.
(49)
Braiding Sweetgrass: Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge, and the Teachings of Plants, Robin Wall Kimmerer, Milkweed, 2013, p. 25.
(50) Selon la chercheure maorie Linda Tuhiwai Smith, researching back est essentiel pour décoloniser les façons de savoir et de faire. See Decolonizing Methodologies: Research and Indigenous Peoples, Linda Tuhiwai Smith, Zed Books Ltd, 2013.
(51)
Pour en savoir plus sur Nils-Aslak Valkeapää et Stiftelsen Lásságammi : https://www.lassagammi.no/nils-aslak-valkeapaa-the-humble-sami-world-artist.5765811-315484.html

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