Conventions et richesses pour un futur hypothèque-free

Par Zone Occupée

Gabrielle Desbiens

Gabrielle Desbiens est la directrice du Conseil régional de la culture du Saguenay–Lac-Saint-Jean depuis 2017. Elle a été médiatrice culturelle à l’emploi de la Ville de Saguenay de septembre 2009 à novembre 2017. Cofondatrice de la Cellule régionale de médiation culturelle du SLSJ, elle a fait ses études en communications et en sciences humaines. De 2014 à 2019, elle a enseigné la médiation culturelle à l’Université du Québec à Chicoutimi. Passionnée de développement culturel et fille de périphérie convaincue, elle contribue de son mieux au rayonnement du milieu culturel de la région au Québec, au Canada et à l’international.

Photo : Extrait de la série “Inertia” de Philippe Braquenier

L’approche sociologique de l’art de Howard S. Becker dans Les mondes de l’art (1982) introduit le concept de la chaîne de collaborations qui mobilise l’ensemble des ressources et parties prenantes contribuant à l’oeuvre. Ainsi, la naissance d’une œuvre nécessite des interactions et des échanges entre ces parties prenantes qui partagent des valeurs et des conventions. L’œuvre est ensuite diffusée dans ces réseaux, dans ces « mondes partagés » entre, le plus souvent, des pairs partageant ces conventions.

La mise à contribution de ces ressources-partenaires est essentielle et se réalise dans un réseau qui, le plus souvent,possède ces mêmes conventions et valeurs. Comme l’algorithme de Facebook qui nous enferme dans un cercle social adhérant à la même vision du monde, l’interprétation de la notion « ressource » et ce qu’elle implique renvoie à différents sens issus de nos conventions, ou encore du secteur dans lequel nous œuvrons. La « ressource » peut être naturelle, région, humaine, épuisée, partagée, etc.

J’œuvre pour le milieu culturel, en développement régional, et j’interagis avec des acteurs de tous les secteurs. Je porte les valeurs et partage les réalités de mon milieu : créativité, résilience, innovation, précarité, engagement, passion, entreprenariat, indépendance, rigueur, intellectualisme, humanisme, collaboration… Je porte une vision de développement interdisciplinaire, intersectorielle et régionale. Enfin, j’adapte le filtre de mon discours en fonction du secteur ou de l’interlocuteur auquel je m’adresse en centralisant systématiquement le message sur l’importance et l’apport de mon secteur au cœur du développement régional.

Ainsi, dans mon spectre, la notion de « ressource » est intrinsèquement liée au développement et s’oriente dans deux directions. D’une part, elle réfère au développement durable :

Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs[1] .

De là l’importance d’exploiter les ressources de manière responsable, contraire au modèle de surconsommation et de surexploitation.

La seconde concerne le développement régional. Nous avons longtemps été considérée comme une « région ressource » – et peut-être le sommes-nous encore par nos dirigeants qui souhaitent exploiter les ressources naturelles au détriment des paysages et de la biodiversité. Le sens régional que j’attribue à « ressource » embrasse une vision de richesses culturelles et écologiques inhérentes à ce Royaume du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ainsi, ces paysages et cette biodiversité sont riches de leurs valeurs écotouristiques, scientifiques et créatrices. L’accumulation de biens culturels, d’espaces de création, de lieux de diffusion, de production, de conception – tous des éléments de mise en valeur du travail de nos créateurs – permet un accès privilégié aux productions artistiques et culturelles à l’ensemble de la population. Sait-elle seulement à quel point elle est riche de ses créateurs, lieux culturels et artistiques et de son environnement ? Nos dirigeants savent-ils seulement comment elle crée la richesse, cette faune artistique et culturelle ?

DE RESSOURCE À RICHESSE

Les ressources naturelles ont une durabilité variable. Ce qui est renouvelable constitue une richesse, dans la mesure où elle est exploitée avec modération et respect des peuples et de l’environnement. Au nom de l’emploi et de quelques années de revenus collectifs, l’exploitation de ressources non renouvelables enrichit certains acteurs d’une chaîne de production, surtout les propriétaires des entreprises, hypothéquant les générations futures. Le coût d’un paysage détruit ou d’un écosystème bouleversé vaut-il le profit à court terme ? Un attroupement se fera à l’inauguration d’une usine ou d’un port méthanier mais n’émerveillera ou n’éduquera pas le jeune spectateur comme le ferait un festival de théâtre ou de court-métrage, sinon qu’en lui présentant le prochain acte, celui d’un paysage dystopique annonçant l’effondrement de notre monde.

La créativité, la diffusion des savoirs, la discussion et le partage d’une vision du monde, les rassemblements, les éclats de rire, l’apprentissage par la catharsis ou encore l’émerveillement son inépuisables. Ce qui fait du bien en temps de crise, ce qui conforte en état de torpeur, ce qui nous plonge dans des univers de rire, de crainte, de bonheur ou d’exploration est le fruit du travail des créateurs et des créatrices. L’équilibre mental et le bien-être par l’expérience que procure une œuvre sont essentiels et ne se calculent pas à coups de « …mais, concrètement ? ». Et pourtant, le secteur culturel et artistique demeure tellement  précaire.

(Parenthèse)

En temps de crise, ne constatons-nous pas également à quel point les secteurs des PME ou de la grande industrie vivent aussi durement la précarité ? Tous les secteurs vivent les mêmes crises, peut-être à échelle variable mais de manière similaire. Pourquoi donc le secteur culturel est celui qui reçoit les commentaires les plus négatifs et est inlassablement comparé au secteur économique qui, lui aussi, en temps de crise (et pour certaines industries se gavant goulument et quotidiennement de subventions) s’accroche au robinet gouvernemental ? C’en est assez de ne pas reconnaître l’apport du milieu culturel dans tous les aspects du développement de nos régions et de notre société ! L’entrepreneur possède des qualités créatives, tout comme le créateur possède des compétences d’entrepreneur. Il est temps de le reconnaître et de réunir nos valeurs communes : la région se développera mieux par la mise en commun de nos forces.

Solutions abordables pour aujourd’hui et pour demain

Il demeure ardu de combler le fossé entre la vision qu’ont nos décideurs et les possibilités qu’offre une vision alternative et inclusive du développement régional. Repenser des valeurs qui nous rassemblent demeure un défi immense. Pourtant, la fierté régionale, tout comme le sentiment d’autonomie, une farouche indépendance face aux grands centres, l’émerveillement et l’accès à la nature, nos vedettes nées ici qui font fureur à Montréal, le Lac-Saint-Jean et notre magnifique Fjord sont des éléments qui font l’unanimité. Pourquoi alors ne pas nous rassembler sur ces bases immuables et durables afin de penser ensemble notre avenir et son développement ? Parler de ressources communes, à partager, permettrait de construire les bases de ce partenariat.

Ne plus séparer l’entreprise du bien commun, ni la créativité du secteur économique et vice versa. C’est un fait : les artistes travaillent avec les artisans locaux, injectent leurs cachets et bourses dans les entreprises locales, font appel à des experts de secteurs variés et contribuent à créer de l’emploi. Les créateurs et créatrices font partie de la chaîne de production régionale, ils et elles sont liés à plusieurs domaines économiques qui participent aux productions issues des mondes de l’art.

La question demeure : comment mieux se reconnaître ?  À défaut de travailler à la « wanagain bistoufly[2] » et de soutenir des projets à court terme qui hypothèquent le futur de notre région, il sera nécessaire d’élever nos visions et de convenir d’intentions et de valeurs partagées et communes. Le milieu culturel et artistique me semble un bon levier pour y parvenir. Je nous y invite.

 

[1] « Notre avenir à tous », Rapport Bruntland, 1987.

[2] Expression qui signifie atteindre son but « à l’arrache » ou « à la bonne franquette », sans avoir été bien préparé ou sans avoir préalablement planifié.

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