L’ART SURVIVANT : THÉÂTRE INTIME, DÉMESURÉ ET INUSITÉ À SAGUENAY

Par Zone Occupée

Bruno Paradis

Gradué en Interprétation théâtrale de l’École nationale de théâtre du Canada en 2007, Bruno Paradis a su démontrer sa polyvalence au fil de sa carrière : chant, danse, manipulation de marionnettes, théâtre jeunesse, écriture, mise en scène et, entre autres, direction d’acteur. Depuis plus d’une dizaine d’années, il a collaboré avec Claude Poissant, René-Richard Cyr, Vincent Guillaume-Otis, l’Opéra de Montréal et a foulé les planches des grandes scènes québécoises et internationales. Depuis son retour au Saguenay–Lac-Saint-Jean, en 2011, il travaille comme interprète avec maintes compagnies théâtrales régionales dont le Théâtre La Rubrique, À bout portant, Le 100 masques, Les Têtes Heureuses et Le Théâtre CRI.

Le théâtre. Lieu aux multiples rencontres ; celles des mots, des corps, des gestes, celles aussi d’une histoire et d’un public. Le théâtre, c’est l’art vivant au présent, du ici et maintenant, racontant hier ou demain, sans interférence, ni rediffusion. Le théâtre, c’est simple et c’est grand ; une immense vague de vibrations créée par l’ensemble des participants, derrière, devant ou entièrement dedans.

À l’ère où, de loin, isolés, nous cherchons à bâtir des ponts pour nous raconter autrement que par l’écran, les créateurs de Saguenay – et de tous les continents – doivent ramer souvent à contrecœur dans tous ces imprévisibles courants. Se réinventer, qu’ils disent. Hum, ouais, peut-être, mais comment? Surtout, à quel prix? Pour beaucoup d’entre nous, ce n’est pas – et ne sera peut-être jamais – sans ce contact privilégié de tous ces individus réunis et assoiffés d’histoires maintes fois, dans l’ombre, répétées, pour enfin, sous la lumière, se dévoiler, là, vulnérable, unique et en toute intimité.

Dévoilement de DIX HUIS-CLOS ET +

La longue pause imposée au printemps dernier n’a pas eu que de mauvais côtés. Après avoir jonglé entre annulations de contrats, possibles reprises, cachets parfois respectés mais diffuseurs épuisés, déboussolés, un milieu angoissé, pluie de PCU, de ces subventions fantômes et autres tristes réalités financières décalées, les artistes siégeant sur le groupe de compétence en théâtre de Culture Saguenay–Lac-St-Jean ont su rallier leurs forces pour mettre sur pied un projet théâtral tout à fait inusité : DIX HUIS-CLOS ET +.

Ce nouvel événement avait pour but de mettre de l’avant l’expertise des artistes du milieu théâtral de Saguenay, par la création de dix courtes formes originales en solo d’une durée de trois minutes chacune.

Ayant pour thème Le Dévoilement, ces dernières furent présentées à l’intérieur d’un parcours déambulatoire. Chaque micro-spectacle fut confié à une compagnie professionnelle et/ou un artiste indépendant représentant toute la diversité de notre milieu : théâtre d’objet, physique, de marionnettes, d’expérimentations, de répertoire, de danse, de gestes, de texte, et j’en passe.

De plus, dans un souci d’occuper tout le territoire saguenéen et d’offrir aux spectateurs l’opportunité de découvrir les différents actants de notre écosystème théâtral, trois lieux – situés dans les trois centres-villes de chacun des arrondissements – étaient investis pour les présentations, permettant aux spectateurs une immersion complète dans l’univers du spectacle. On leur offrait l’opportunité de visiter ces espaces réservés aux artistes tels les loges, les coulisses et l’arrière-scène de ces lieux de diffusions régionaux, en l’occurrence l’Espace Côté-Cour de Jonquière, le Centre des arts et de la culture de Chicoutimi et le Théâtre du Palais municipal de La Baie.

Ce projet, soutenu par l’Entente de développement culturel de Ville Saguenay et le ministère de la Culture et des Communications du Québec, visait le développement, la promotion et la mise en valeur de la discipline théâtrale au Saguenay–Lac-Saint-Jean par l’action : la livraison de dix brèves visions sur le dévoilement.

Le comité organisateur, formé de Sara Moisan, Marilyne Renaud, Vicky Côté, Dario Larouche et Bruno Paradis, cherchait à répondre à l’urgence des artistes et des compagnies de la région de se produire, de prendre parole, de créer, de rencontrer l’Autre solitude, dans l’exercice public de la représentation théâtrale comme lieu perpétuel d’échanges. Pour que la relève prenne sa place. Pour que les artistes puissent eux aussi se faire entendre. Pour que les compagnies se dévoilent peut-être sous un nouveau jour. Pour que le public y trouve son compte, (re)découvre ses artistes-créateurs, un tableau à la fois.

Distanciation oblige, nous avons donc aisément déterminé le fond et la forme du projet : le dévoilement et le monologue. Les artistes/compagnies devaient donc travailler en silo. Une particularité fort singulière de ce projet fut cette confiance aveugle aux créations de chaque participant. Avant de tous nous réunir pour une première fois, soir de notre générale le mercredi 16 septembre 2020 au Côté-Cour (toujours dans le respect des règles sanitaires en vigueur), personne n’avait vu ni entendu les autres propositions. Nous n’avions qu’une fiche descriptive du projet, de leurs besoins techniques et de leurs collaborateurs. C’est tout. Dix propositions, dix sauts dans le vide, dix dévoilements.

Dix. Seulement dix. Cette fois-ci. Bien sûr, chez nous, il y a plus à voir, à entendre, de toutes nos compagnies, nos interprètes, nos créateurs qui n’ont pas pu participer. Comme l’appréciation du projet fut plus que positive, autant chez le comité, les participants, que les spectateurs, nous nous penchons donc sur la viabilité d’une tournée de cette première édition et sur les possibilités de la création de DIX HUIS-CLOS ET +, 2e édition ». Rien ne pourra empêcher notre communauté théâtrale régionale de se rassembler et d’aller à la rencontre du public. Rien. Le théâtre semble sous respirateur, mais quand les artistes deviennent communauté, on sent qu’il y a un nouvel air d’aller. Et ça y va. Et ça ira.

Démesure, proximité et délocalisation

Le théâtre, secoué, autant que ses artistes, a (re)trouvé son public en formule immensément intime, dans un rapprochement démesuré, aseptisé et relocalisé. Elle est étrange notre « réinvention » de la représentation théâtrale régionale. Étrange, mais loin d’être surprenante.

N’habitons-nous pas un « Royaume » ou tout est « géant » ? Ouais. Caractéristiques attribuables à nos grands espaces et paysages à couper le souffle. Certes. Mais ce dont je ne suis pas surprise de mon milieu, c’est qu’il y en a ici de la tête dure, du cœur tendre et des idées folles.

Nous assistons à de gigantesques créations, de grandes organisations incluant une tonne d’artistes, de techniciens, de créateurs et de bénévoles, le tout, entièrement de chez nous – et uniquement de chez nous. Il fait bon l’écrire, le lire, le dire et de s’enorgueillir parfois. Au-delà de DIX HUIS-CLOS ET +, cet automne incertain a vu naître un autre projet d’autant plus mobilisateur et vertigineux, Le Bestiaire obscur des anciens géants.

L’ensemble de l’équipe du Théâtre La Rubrique, en compagnie de l’idéateur et metteur en scène Dany Lefrançois, a fait appel à beaucoup d’ingéniosité pour mettre à jour cet événement et aussi contribué à la création de nombreux emplois avec ce projet d’envergure. Le Bestiaire obscur des anciens géants est un labyrinthe immersif pour adultes créé et animé par près d’une centaine d’artistes, en respect là aussi des mesures sanitaires. Un voyage extraordinaire dans une multitude de réalités paradimensionnelles, à la fois fantastiques et inquiétantes, peuplées de marionnettes surdimensionnées.

Nous reconnaissons notre chance ! Celle d’une zone orange qui nous a permis de jouer en salle pour un temps indéterminé. Malgré cela, il semble que les artistes et compagnies ont tout de même préféré créer hors les murs, revoir ainsi la forme de la représentation en soi. La performance sort de la salle et le public décroche de son écran. La rencontre se fait dans l’action des deux partis, deux petits groupes d’humains dont le désir est de revivre cette expérience artistique vivante, ici immersive, avec un minimum de contacts, passant non pas par la proximité physique mais par le regard, la respiration et l’émotion. Probablement pour savoir qu’on existe encore auprès de l’autre? Pour être entendu? Pour savoir qu’on a écouté? Que l’on est compris? Pour dire « j’y étais »?  En fait, pour vérifier que nous ne sommes pas seuls et que nous voulons nous raconter.

Le théâtre. Espace de réconfort, d’humain, d’espoir. Le théâtre, c’est l’art de se regarder, de se questionner, de s’amuser et de s’aimer. Le théâtre, c’est une société, souvent divisée, qui tente par-dessus tout de rejoindre l’autre, au milieu. En respectant des règles, en jonglant avec des contraintes, pour que notre santé collective nous permette de jouer encore longtemps. À jamais, je dirais.

 

 

 

 

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