Après Stéfanie Requin Tremblay, Hugo Nadeau et Emmanuel Galland, l’artiste Julie Andrée T. est, pour la saison 2020-2021, la nouvelle commissaire en résidence au centre d’art actuel Le Lobe à Saguenay, résidence qu’elle organise autour de la thématique du dépaysage abordée comme processus expositionnel. Projet YP, dont le vernissage a eu lieu le 11 septembre 2020 à la galerie du Lobe, est la première exposition de cette résidence. Elle met en scène une œuvre de l’artiste jeannois Yanik Potvin.
Pour Julien Andrée T., le dépaysage est lié au désir de « faire Art autrement[1] ». Une volonté à la fois de faire autrement suite aux bouleversements généraux imposés par la pandémie de Covid-19, mais également, de façon plus générale, une volonté de vivre l’art autrement en proposant des ruptures dans les habitudes d’exposition. Par « dépaysage », la commissaire entend la défaillance et la déconstruction de l’expérience du paysage, celui du monde qui nous entoure comme celui de la salle d’exposition. En comprenant ainsi cette proposition, selon le monde et selon l’art, selon l’expérience solastalgique[2] de notre faillite écologique et économique moderne et selon l’aventure[3] artistique qui ne s’en poursuit pas moins, nous pouvons situer ses problématiques à la croisée des domaines politique (comment poursuivre ensemble ?), pragmatique (concrètement comment vivre des œuvres, comment les présenter ?) et poétique (interrogation des modalités de l’expérience esthétique).
Le coup de force de la thématique de Julie Andrée T. est qu’elle ne porte pas (seulement) sur le contenu des propositions, mais sur leur contexte. Comme elle l’a montré avec cette première exposition, son travail de commissaire porte sur les conditions du processus expositionnel et les codes de la « dramaturgie de l’exposition[4] ». Le mot « dramaturgie » qu’elle emploie insiste sur la dimension artistique de la mise en exposition et la part active du public, actant de cette scène codée qu’est la présentation institutionnelle d’œuvre d’art. Qui se présente auprès des œuvres présentées devient automatiquement un ou une membre du dispositif d’exhibition de l’art. La scénographie de ce dispositif est au cœur de la réflexion de la commissaire, et toute incursion sur cette scène devient performative : faire l’expérience de l’exposition, c’est participer à faire l’exposition et contribuer comme actant au travail artistique de Julie Andrée T.. En agissant comme commissaire, celle-ci agit pleinement comme artiste, incluant dans son œuvre quiconque voit l’exposition, cet évènement-œuvre dont nous sommes partie prenante.
Dans le Projet YP, une œuvre dessinée de Yanik Potvin, encadrée d’un cadre doré et imposant, fait face à un texte de la commissaire intitulé « Conversation avec une œuvre d’art » et présenté en très gros sur le mur opposé. Dessin et texte dialoguent non seulement de par leur disposition et suivant le titre du texte, mais également du fait qu’ils ont pour « centre » la figure de Michael Jackson. La salle d’exposition, outre un petit banc pour s’asseoir et observer le dessin, est vide. Le sol est peint en un bleu foncé évoquant le bleu Klein, les murs sont blancs. La pièce est quasiment plongée dans l’obscurité, seules les œuvres sont éclairées.
Deux éléments viennent rompre le rapport traditionnel de la commissaire à l’œuvre présentée : un texte échappant au format du cartel et faisant œuvre au même titre que le dessin qu’il accompagne ; un jeu relativement important sur le contexte de présentation de l’œuvre, à savoir un sol et une luminographie rompant avec le white cube[5] classique de la salle d’exposition contemporaine. Le cadre doré vient, en outre, apporter un élément évoquant la tradition des musées des Beaux-Arts dans cette galerie d’art actuel.
En rompant avec certaines de ces habitudes expositionnelles, Julie Andrée T. rappelle qu’aucune œuvre n’existe en elle-même contrairement à ce que sous-entend l’épure blanche de nombre de lieux d’exposition.
Brian O’Doherty fait remonter ce geste de retourner le contenant de la galerie en contenu à Marcel Duchamp[6] et à son installation de 1938, Ciel de roussettes, (1200 sacs de charbons suspendus au-dessus d’un poêle). En tant que commissaire au Lobe, Julie Andrée, pleinement, fait art.
L’œuvre de Yanik Potvin abonde, déborde, dégueule de détails. Comme un dessin dans lequel l’on doit chercher Charlie mais duquel Charlie serait absent. Au centre inférieur, au croisement de lignes de fuites qui suivent partiellement les diagonales de l’image, une figure rouge – comme Charlie – ressort : Michael Jackson dans un blouson rutilant époque Thriller. Il regarde vers la droite – l’avenir – confiant, un sourire malin informe sa bouche ouverte, presque diabolique, il domine un pandémonium infernal et enfantin mêlant trop de scènes et de détails pour les décrire. S’y emmêlent : l’univers de Disney, Hello Kittie, la Gendarmerie Royale du Canada, Marvel, le BDSM, Chucky la poupée tueuse, la Planète des Singes, Dora l’exploratrice, Hansel et Gretel… Impossible de tout nommer. On y viole, on y fait la guerre, on y pratique le sexe inter espèces, on piquenique entre amis, on rit, on célèbre, on rêve… Le mot d’ordre est la profusion, la fête, le carnaval, le grotesque, l’orgie : tout ce qui fonde ces moments de grande inquiétude érotique qui peuvent suivre la mort d’un souverain dans certaines sociétés, tant que son corps est en proie aux putréfactions post mortem et qu’aime à évoquer Georges Bataille[7]. Michael Jackson serait-il ce roi – ou plutôt cet empereur déréglé, ce Caligula, ce Néron – mort en 2009, alors que s’effondrait son empire – cet empire qui a dominé l’Entertainment occidental des enfants des années 80 –, sous la pression de la paranoïa et des allégations de pédophilie ? Ici, il rayonne. Le trait faussement enfantin du dessin s’unit aux pulsions de mort et de viol, comme une œuvre de Henry Darger dans laquelle la bulle de malaise aurait éclaté en une explosion infernale, érotique et violente. Ce dessin est malsain et échappe à la morale en échappant au langage – comme inversement le langage échappe aux enfants. Il a la bestialité de ceux qui violent l’infans – privatif in et participe présent fans de for, fari « parler » –, celle ou celui qui ne parle pas. Et toutefois il est beau, et toutefois il fascine. Il expose le mal et sa part de vérité anthropologique. Il est un dessin d’inquiétude, peut-être à la façon dont Jérôme Bosch peignait au XIVe siècle des amoncèlements de délires et de monstres pour dépeindre les vices humains, ou à celle dont au XVIIe siècle on représentait des scènes d’incendies antiques et bibliques pour conjurer la peur, à la manière du lorrain François de Nomé (~1593-~1623) qui, en 1622, peint Les Enfers, un capharnaüm infernal que domine un Prince des Ténèbres. Le Michael Jackson de Yanik Potvin est un ogre, un roi, un violeur dévoreur, un libertin de Sade qui crache à la face du soleil et jouit quand on l’exécute. Michael Jackson y fait figure de Gilles de Rais Disney, ce roi assassin et pédocriminel auquel Bataille a consacré Le procès de Gilles de Rais (1959). Jackson brille d’un soleil noir dans un monde de couleur enfantine et le langage s’effondre en sa présence. On dépose alors un « bleu royal[8] » à ses pieds. Julie Andrée T. a mis en scène l’irruption dans le white cube de la black lodge[9], ce lieu d’enfer hors du temps où l’envers et l’endroit se rencontrent.
[1] Extrait du « Mot de la commissaire », texte produit par Le Lobe à l’occasion de l’exposition Projet YP.
[2] Solastalgie : néologisme formé en 2003 par le philosophe australien Glenn Albrecht. Le terme désigne la détresse psychique et existentielle causée par les changements irréversibles de territoires de vie.
[3] Le dépaysage, impliquant une perte de repère, est un dépaysement. Le dépaysement est une des conditions fondamentales de l’aventure. Cf. Matthieu Letourneux, Le roman d’aventures : 1870-1930, Pulim, 2010 et Sylvain Venayre, La gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne. 1850-1940, 2002.
[4] Cf. « Mot de la commissaire », op. cit.
[5] Brian O’Doherty, Inside the White Cube: The Ideology of the Gallery Space, The Lapis Press, 1986.
[6] « By exposing the effect of context on art, of the container on the contained, Duchamp recognized an area of art that hadn’t yet been invented. This invention of context initiated a series of gestures that “develop” the idea of a gallery space as a single unit, suitable for manipulation as an esthetic counter. » Inside the White Cube: The Ideology of the Gallery Space, op. cit., p. 69.
[7] Georges Bataille, Œuvres complètes, t. 10, Gallimard, 1987.
[8] Julie Andrée T., « Conversation avec une œuvre d’art ».
[9] David Lynch, Twin Peaks, 1990, 1991, 2017.