Ce qu’on ne voyait plus

Par Zone Occupée

Œuvre sans titre – Série Rebâtir le ciel (2020)

Photo ©Simon Émond

Kevin Lambert

Kevin Lambert a grandi au Saguenay et vit à Montréal. Ses intérêts vont de la théorie de la création à la pensée queer, chez des auteurs québécois et français, contemporains et modernes. Titulaire d’un doctorat en création littéraire, il fait partie du comité de rédaction de la revue Spirale et participe fréquemment à l’émission Plus on est de fous plus on lit! à Radio-Canada. Ses deux premiers romans, Tu aimeras ce que tu as tué (finaliste du prix Médicis ; prix Découverte du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean) et Querelle de Roberval (prix Sade, sélection des prix Wepler et Médicis), ont connu un succès éclatant qui a largement dépassé les frontières.

Michel Lemelin

Entre 1985 et 1992, Michel Lemelin a cumulé des formations en arts visuels, en cinéma et en théâtre. Tout au long des années 90, iel s’est principalement consacré·e à la dramaturgie, soutenu·e par le Conseil des arts et des lettres du Québec. Grâce à sa grande proximité avec le milieu de l’art contemporain, iel a publié de nombreuses critiques dans d’importantes revues spécialisées. En 2018, après un arrêt de plusieurs années, iel revient à l’écriture et propose Ruiner l’éternité au concours littéraire Damase-Potvin. Son texte remporte le premier prix dans la catégorie Adulte. Cet élan lui confère l’envie d’écrire sur les réalités des personnes issues de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres. Ce travail d’une dizaine de nouvelles mène, en 2020, à la co-publication de Rebâtir le ciel, une œuvre interdisciplinaire finaliste dans la catégorie Découverte et gagnante du Prix littéraire du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean 2021 dans la catégorie Récit, Contes et Nouvelles.

Simon Émond

Simon Emond est un·e photographe autodidacte qui vit et travaille à Métabetchouan. Sa première exposition individuelle a eu lieu à la fin de l’année 2017, lorsqu’iel a exposé à la fois en salle et dans la rue. Depuis, iel a reçu plusieurs bourses, prix et distinctions internationales, puis a exposé au Canada, en France, au Danemark, au Portugal et exposera bientôt en République démocratique du Congo. Son travail s’éloigne de la référence au réel habituellement entretenue par le médium photographique – laissant plus d’espace à un langage plastique créé avec ses propres interventions numériques puis mis en matière par l’impression. Ainsi, ses œuvres sont le résultat d’explorations faites avec les logiciels de post-production, où le travail avec les différents réglages de luminosité contribue à une mutation de l’image. Les photographies numériques, réalisées sur le terrain, vont ainsi au-delà du sujet et de la situation captés par l’appareil. L’œuvre imprimée est l’incarnation finale de son travail.

CE QU’ON NE VOYAIT PLUS

Conversation avec Michel Lemelin

Par Kevin Lambert

 

Quand je lis la page de Rebâtir le ciel qui reprend, réécrit, reçoit, déplace un « témoignage » de « moi » (j’ai oublié tout ce que j’ai pu dire), je n’arrive pas à faire la différence entre le « je » de l’auteur·e et celui de son sujet. Ce qu’ille raconte d’ellui se répercute en « moi » et la distinction entre l’un·e et l’autre ne fait plus trop de sens. Michel répond à mes questions, là, sur mon écran, pour préparer ce texte. Je l’écoute, et pourtant, je ne peux me déprendre de cette curieuse impression que c’est aussi un peu moi qui parle, que des blessures familières s’entretiennent à nos places.

L’expérience que je décris est banale : ce qu’il advient quand on se reconnaît dans l’histoire, les émotions, les questionnements d’un·e autre. La sensation a pourtant la teneur pour moi d’expérience neuve, inédite, et il faut, pour ne pas pleurer (serait-ce bien grave) que j’occupe mon esprit ailleurs, le détourne des émotions timides et vives qui sont frappées par ses mots comme des notes trop justes sur un clavier précis. Cela résonne en moi, hors fictions et métaphores, et j’ai l’impression que c’est inédit parce que ça l’est. Mon expérience solitaire, le repaire labyrinthique et effrayant de ce que je ne dis pas, de ce que je dis à peine, ressemble pour la première fois aux méandres d’un·e autre, bien vivant·e et réel·e, qui m’observe dans l’écran. 

Je ne trouve de meilleure hypothèse que la plus simple pour expliquer ce sentiment de correspondance :

Il y a des histoires, des expériences qui circulent moins que d’autres, qui accèdent plus difficilement à la narration, à la conversation, aux livres et aux images.

Ce qui se joue dans l’enfance partagée détermine tout mais restera, ici, hors texte. Je n’ai pas envie d’en parler, briser la malédiction demande du temps et je me limite ici au secret. Dans Rebâtir le ciel, des textes sont publiés sans traduction française en langue atikamekw et en nehlueun, et constituent une sorte de rappel pour les lecteurices qui ne maîtrisent pas ces langues qu’illes ignorent encore des choses, et qu’il importe peut-être moins de triompher de cette ignorance que de soigner, d’accueillir comme le fait l’ouvrage, ce qui nous échappe, ce qui opacifie notre relation au monde, ce qu’il reste encore à savoir et à vivre. Le livre des constellations possibles contient des pages vierges, noires, pour qu’apparaissent des tracés neufs.

 

Œuvre sans titre – Série Rebâtir le ciel (2020)

Photo ©Simon Émond

Pour préparer ce vaste livre de photographies et de textes, Simon Émond et Michel Lemelin diffusent un appel sur les médias sociaux, auquel répondent plus de cent personnes désireuses de raconter leur vie. Preuve, s’il en fallait une, que beaucoup de monde n’a tout simplement pas la chance de se dire. Des « vies de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassées en une poignée de mots(1) » semblables à celles dont Foucault, longtemps après leur disparition, ressentait encore la pulsation tangible sous quelques informations laconiques des archives judiciaires, auront un effet sur celleux qui liront l’ouvrage et sur celleux qui les recueillent. Michel avoue d’abord commencer à reculons, en pensant qu’il n’y a pas d’intérêt dans cette démarche, que les vies minoritaires et invisibles sont sans histoires ; la logique perverse de l’invisible, de l’inaudible, verrouille d’un deuxième tour de loquet ce qu’elle refoule en nous laissant croire qu’il n’y a là rien d’intéressant, que l’effacement doit être justifié pour une raison ou une autre. 

S’effrite au premier chef, au fil des rencontres, l’idée normative et rassurante, répétée ad nauseam par les médias, que « ça va mieux qu’avant » pour les personnes qui ne sont pas hétérosexuelles ou cisgenre en région.

« On n’est quand même plus dans les années 1950… »

Ce discours apparaît désormais à Michel pour ce qu’il est : une fiction straight et médiatique déculpabilisante, qui détourne l’attention et invalide la désignation de violences encore actives. Parce qu’on ne voit pas la violence, rappelle Michel, on s’imagine qu’elle n’existe pas ; et si elle fait irruption, on en fera quelque incident isolé, un fait divers, plutôt que de penser qu’un coin de rideau se lève, que des structures idéologiques plus profondes se traduisent dans ces actes exposant certaines vies plus que d’autres à la douleur et à la mort. Dans un article récent, Marie-Pier Lafontaine et Cassie Bérard rappellent que Nicole Brossard dénonçait la « logique du fait divers » appliquée à la violence faite aux femmes, une manière de dépolitiser, pensait-elle, certains récits posés comme « l’exception terrible, et donc apolitique, d’un ordre symbolique sinon supposé démocratique et sécuritaire(2) ». 

Rebâtir le ciel ne parle pas seulement de violence structurelle et symbolique, mais aussi de celle qui pousse des dudes à cogner de la tapette pour tromper l’ennui, ou celle de ville Saguenay qui, m’explique Michel, travaille depuis quelques années à nettoyer le lieu de drague gai de Saint-Jean-Vianney, un peu comme toutes ces administrations répressives ont, au cours de l’histoire, multiplié les descentes policières, les fermetures de bars, en forçant la gentrification de certains quartiers (ces vilains « ghettos »), ou en dispersant littéralement des populations dont le rassemblement paraissait suspect et dangereux (pour l’ordre dominant).

 

Œuvre sans titre – Série Rebâtir le ciel (2020)

Photo ©Simon Émond

L’intention de Simon et de Michel, dans le document de présentation de l’ouvrage, emprunte la comparaison de la révolution copernicienne pour illustrer celle qui s’effectue aujourd’hui dans le genre :

« Comme nous avons su au cours des siècles récents transformer notre conception du ciel, nous devons aujourd’hui reconstruire notre façon de lire, d’entendre, de voir et d’accepter l’identité, le genre et le désir humains. Plus aucune forme binaire et restrictive ne doit ni les contenir, ni les exclure, ni les oppresser : l’heure est venue de rebâtir le ciel. »

Cette révolution n’a rien d’un jeu théorique ou conceptuel. Michel l’a vécue dans sa vie propre, dans son rapport au passé, dans son couple, dans ses amitiés et dans ses engagements. À 52 ans, ille a vu son regard changer, des certitudes fléchir et laisser place à des libertés nouvelles, à des manières d’être, de se penser et de se dire moins balisées par les notions restreintes avec lesquelles on pense encore la sexualité et l’identité humaines. Je ne veux pas donner un portrait pacifié de ce processus, et j’aimerais qu’on s’imagine comment il peut être difficile, quand on a toujours appris que ce qui venait de soi était mauvais, honteux et sans valeur, de se mettre simplement à l’écoute de ce qu’on ressent, des désirs qui s’expriment en soi et qui ne se distinguent jamais aisément des demandes et des attentes qui proviennent des autres et du monde. 

Suzanne Jacob, dans La bulle d’encre, citait le philosophe Herbert Marcuse afin de rappeler que la liberté n’est jamais qu’une posture ou une attitude, un état auquel on pourrait tout simplement arriver par quelques manœuvres : « La liberté humaine ne se mesure pas selon le choix qui est offert à l’individu : le seul facteur décisif pour la déterminer, c’est ce que peut choisir et ce que choisit l’individu. Et si l’individu renouvèle spontanément des besoins imposés, cela prouve seulement que les contrôles sont efficaces.(3) » Rouvrir le genre, le rapport à soi, à son corps, à son identité et à sa sexualité n’a rien de cosmétique, cela demande un travail d’écoute (de soi et des autres) et un sens de la nuance incommensurables, dans un processus constamment inachevé et que plusieurs payent cher : n’exige-t-on pas de nos semblables des positions définies, des illusions de clarté ? Ne valorise-t-on pas la permanence et la fixité ? « T’as pas changé ! » Celles et ceux qui ne répondent pas de manière limpide, ou qui ne répondent plus comme illes le faisaient avant, se retrouvent bien souvent avec l’agréable devoir de justifier leur droit d’exister.

 

Œuvre sans titre – Série Rebâtir le ciel (2020)

Photo ©Simon Émond

Il y a dans cette capacité à remettre sans cesse en question ce que l’on est ou ce que l’on croyait être, une ouverture qu’on ne reconnaît pas assez, des possibilités illimitées, une rigidité perdue, une écoute plus intégrale des entrelacs indémêlables du monde qui dépasse la question de l’identité et du genre. C’est l’envers exact d’une rigidification identitaire : la possibilité de penser qu’un être humain n’aura pas toute sa vie à répondre d’un même genre, à parler d’un même sexe, que le « soi » et malléable et qu’on ne doit rien au futur ni au passé. Les promesses anciennes méritent d’être trahies parce que l’erreur est belle, l’imperfection attachante, la félonie dissidente et que la transformation revigore. Michel m’explique qu’il conçoit le genre comme une conversation. Les positions bougent, quelque chose de l’un vit en l’autre, l’écoute prépare la relance d’une parole inattendue, labile, inachevée. La conversation, à la différence du dialogue, ne limite pas le nombre potentiel d’interlocuteurs et d’interlocutrices qui existent par l’échange, de manière purement relationnelle. Dans la conversation rien n’est jamais fixe, les mots et les choses varient au fil des rencontres, des vêtements, de l’âge, des lieux, de la texture du jour. 

À parler avec Michel, je me demande quelle cartographie affective porte un seul être humain. L’application Queering the map propose une carte interactive et sentimentale sur laquelle les gens ajoutent de petites punaises aux endroits de leur choix, chacune renfermant une courte histoire, autant de petites lucioles qui nous permettent d’entrevoir des réalités partielles, des souvenirs insaisissables. C’est la subtilité, l’anonymat, l’économie de mots, qui rend ces petits témoignages touchants, parfois tragiques. Le récit de vie, le souvenir échappent au pouvoir, à l’identité, à la définition, aux représentations, il ne fait que briller discrètement sur la carte avant de disparaître dans le noir.

Il y a seulement quatre punaises sur Queering the map dans tout le Saguenay–Lac-Saint-Jean, mais Michel pourrait couvrir toute la carte régionale d’histoires : ille a plus de souvenirs que s’il avait mille ans. Il énumère les parcours de vies, les lieux de rencontre officieux, mais connus depuis longtemps (tel boisé, telle plage) et la géographie urbaine des bars, des cafés, des restaurants disparus, une ribambelle de noms que je n’ai jamais entendus, mais où des gens se sont aimés et ont partagé des blagues, des visions du monde, des colères, des espoirs et quelques coups bas. Le Vox, le Mur du son, l’Hôtel du Bassin, le Verlaine, puis le Rimbaud, le Rosco devant les HLM de la rue Racine, le 12-12 sur Talbot, le Caméléon, le premier puis le deuxième, Le Verso, La Guimauve, le Bistro des anges et l’hôpital de Chicoutimi où revenaient mourir dans les années 1980 et 1990 les malades du sida ayant quitté la région. Ces lieux aujourd’hui n’existent plus – sauf l’hôpital. Et les personnes queer n’ont pour se rencontrer que l’espace privé des applications de rencontres et des chambres auxquelles elles mènent parfois.

 

Œuvre sans titre – Série Rebâtir le ciel (2020)

Photo ©Simon Émond

Difficile, dans ces circonstances, de former communauté, d’atténuer la solitude des expériences, de soutenir le cheminement des autres, de transmettre des connaissances entre les générations et les individus aux parcours différents. Les questions du partage, de la mise en commun et de la mémoire sont, je le pense, les plus cruciales et les plus graves pour nos communautés aujourd’hui. En parlant, nous identifions une série de mécanismes faisant que « nous ne savons pas être ensemble », pour reprendre son expression : la suspicion envers les autres, le gossip et les jugements, la manipulation et la prédation sexuelle, le curieux mélange de proximité (tout le monde se connaît) et d’étrangeté (personne ne se connaît vraiment), la sexualisation de tous rapports. Un jeune gai faisant son entrée dans « le milieu » trouvera plus facilement des amants potentiels qu’une communauté bienveillante, prête à prendre soin de lui. 

L’analyse de Michel est claire : l’atmosphère, bien qu’imparfaite, n’était pas aussi dure, tendue avant l’arrivée d’Internet. Je ne crois pas qu’ille idéalise un « âge d’or » révolu, et je suis sensible, moi qui n’ai rien connu de ce qu’ille raconte, à son récit parce que je crois qu’on perd beaucoup à ne pas connaître la mémoire des luttes, des jouissances et des douleurs, à ne pas avoir de lieux intergénérationnels pour se rassembler et de filets amicaux pour nous rattraper si l’on tombe. Il aura été impossible pour moi, à l’adolescence et jusqu’au début de l’âge adulte, d’être gai à Chicoutimi. Depuis, je sais la valeur de cette expérience trop rare pour beaucoup de gens, celle qui nous permet de se reconnaître dans l’intériorité d’un·e autre, ou dans un récit de quelques pages. Il y a dans chaque rencontre, dans chaque conversation, une petite révolution possible, une solitude antique et massive qui se fendille, de nouveaux horizons et des ciels émouvants se dessinent. Et il faut pour cela – nous finissons notre conversation là-dessus – des lieux où se retrouver.

Références

(1) Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Dits et écrits III : 1976-1979, Paris, Gallimard, p. 237.

(2) Cassie Bérard et Marie-Pier Lafontaine, « Éthique de la fiction. La fabrication de la preuve chez François Blais et Catherine Leroux », Voix et images, vol. XLVI, no 136, automne 2020, p. 58.

(3) Herbert Marcuse, cité par Suzanne Jacob, La bulle d’encre, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 2001, p. 49.

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