À partir des années 1950, la ruralité québécoise subit de profonds bouleversements. Le régime agricole productiviste qui s’impose alors s’engage envers l’intensification, la concentration, la spécialisation et l’industrialisation de l’agriculture. Caractérisé par une production de masse des marchandises agricoles, le productivisme s’ancre dans une vision de la ruralité où l’agriculture détient une position hégémonique et est soutenue de façon marquée par des politiques étatiques protectionnistes et interventionnistes, justifiées par la nécessité de fournir aux classes urbaines des aliments abordables et aisément disponibles, une préoccupation importante des gouvernements occidentaux de l’après-guerre. Exit les cultivateurs, les paysans. L’agriculture est maintenant l’apanage des producteurs.
Les nouvelles pratiques agronomiques entraînent une disparition drastique du nombre de fermes, et son corollaire l’augmentation de la superficie moyenne des exploitations. Les monocultures et les élevages hors-sol remplacent peu à peu les fermes laitières diversifiées. L’utilisation accrue d’intrants biochimiques ainsi que la mécanisation et la robotisation font également partie des modifications amenées par le productivisme. L’industrialisation de l’agriculture est pourtant mal vue par les consommateurs qui cherchent des aliments sains et de qualité, produits dans le respect de l’environnement. Afin de maquiller les méthodes productivistes, peu populaires auprès des consommateurs, l’industrie agroalimentaire recourt massivement aux images de l’idylle rurale dans ses emballages et ses publicités, illustrant des paysages et des pratiques datant des années 1950, afin de jouer sur la corde sensible des urbains réceptifs à l’image idéalisée de la ferme familiale.
Paradoxalement, cette question de ferme familiale est toutefois toujours bien présente dans le régime productiviste.
S’il existe bien une spécificité au milieu agricole, c’est en effet la notion de transmission.
Généralement, les agriculteurs ne considèrent pas leur ferme comme une entreprise capitaliste au seul bénéfice de son propriétaire, mais plutôt comme un héritage familial qui se doit d’être transmis aux futures générations. Selon cette logique, la terre familiale n’est donc pas vue comme la possession d’un bien immobilier, mais plutôt comme quelque chose dont nous sommes temporairement responsables, avant de le léguer à nos enfants. L’explosion récente du prix des terres et des quotas amène la valeur spéculative des fermes à dépasser largement leur valeur de capacité de production, complexifiant drastiquement cette transmission familiale. Malgré tout, cette conception particulière de la propriété demeure ancrée profondément dans le monde rural. Il existe ainsi un conflit évident entre les valeurs capitalistes véhiculées par le productivisme et ces notions de transmission familiale. D’un côté, l’ensemble des activités et des produits de la ferme s’inscrivent dans une logique de ressources à exploiter ; tandis que de l’autre, la valorisation de l’entreprise est un élément secondaire qui ne doit pas nuire à l’objectif ultime : transmettre la terre à ses descendants.
À contre-courant des productivistes, les dernières décennies ont vu réapparaître plusieurs fermes guidées par une approche plus pérenne des ressources et un désir d’indépendance face aux corporations agroalimentaires. Cultures biologiques, aliments locaux et spécialisés, pratiques agronomiques respectueuses de l’environnement, ces agriculteurs se situent dans une perspective de développement durable. Leur conception de l’agriculture est ancrée dans le territoire qu’ils occupent : produire des aliments sains pour leurs concitoyens, dans le respect de l’écosystème qui les fait vivre. Parallèlement à ces pratiques que l’on identifie comme post-productivistes, l’agriculture productiviste doit également jongler avec une nouvelle vision qui inscrit la ruralité comme espace de consommation plutôt que de production.
Les urbains, qui durant bien des décennies se sont peu souciés de la campagne québécoise, y voient maintenant un terrain de jeu et recherchent aménités, activités de plein air et patrimoine.
À l’instar de l’industrie agroalimentaire, l’industrie touristique utilise aussi l’idylle rurale, mais cette fois-ci afin de vendre parcours agrotouristiques, séjours en gîtes du passant et randonnées de vélo. Des activités bien peu compatibles avec des machines surdimensionnées répandant odeurs et poussières…
Ces enjeux complexes sont regroupés sous le paradigme du régime agricole multifonctionnel, qui donne l’occasion de chapeauter toute l’hétérogénéité de la ruralité québécoise contemporaine. Il est toutefois fascinant de voir que cette hétérogénéité ne se traduit toujours pas dans les représentations du monde rural, dominées par une image bucolique créée par les urbains et pour les urbains. À ce titre, je propose bien humblement qu’une pratique artistique documentaire critique permette d’aller au-delà des images d’Épinal, pour mettre en lumière toute cette complexité et ces luttes de pouvoir au sein de la ruralité québécoise. Il ne s’agit pas ici de pointer du doigt, mais de soulever intérêt et questionnements chez le spectateur, afin qu’il puisse mieux cerner les enjeux du monde rural auquel il est inévitablement lié.