Arpenter le temps, enchanter l’espace

Par Zone Occupée

Mériol Lehmann – Rang Saint Isidore 1

Jean-Pierre Vidal

Jean-Pierre Vidal est sémioticien et professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969. Il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Outre de nombreux articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, de Mallarmé à Stephen King et de Flaubert à Volodine, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, quatre recueils de nouvelles ainsi qu’un essai, et un recueil d’aphorismes en ligne. Il collabore à diverses revues culturelles et artistiques et est, depuis plus de dix ans, conseiller scientifique auprès du Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

Mériol Lehmann

Né en Suisse, mais vivant au Québec depuis plus de 40 ans, Mériol Lehmann est un artiste ayant recours principalement à la photographie, à l’art sonore et aux arts médiatiques. Que ce soit sous forme d’expositions, d’installations ou de performances, son travail a été présenté dans de multiples lieux de diffusions sur cinq continents. Détenteur d’une maîtrise en arts visuels de l’Université Laval, il a poursuivi des études doctorales à l’École Multidisciplinaire de l’Image de l’Université du Québec en Outaouais. Après avoir consacré ses recherches à une approche systémique du territoire et aux représentations de la ruralité contemporaine, il s’intéresse dorénavant à la remise en question du dualisme cartésien nature/culture et à ses impacts sur la crise écologique. Il est aussi concepteur sonore et consultant en culture numérique.

Arpenter le temps, enchanter l’espace :

La statistique et le territoire

Par Jean-Pierre Vidal

 

« O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas », heureux les agriculteurs, si seulement ils connaissaient leur bonheur (ma traduction), ce vers célèbre du Livre II des Géorgiques de Virgile résonne encore depuis maintenant deux mille ans dans les consciences lettrées; l’idée qu’il porte a conduit notamment la reine Marie-Antoinette à faire de l’élevage gentiment élégant de moutons dans une bergerie construite spécialement pour elle près de Versailles et à y goûter la vie paysanne dans un hameau construit de toutes pièces pour son fantasme; c’est tout ce qu’il évoque qui est aussi sans doute à l’origine de l’expression anglaise « gentleman farmer » et qui inspire tous les « retours à la terre » qui poussent nombre d’urbains plus ou moins bourgeois à aller se frotter à l’agriculture, comme pour inverser le mouvement de l’exode rural.

Même si au Québec les films d’Hugo Latulipe et de nombreux reportages ont résolument dénoncé cette légende idyllique, la publicité continue de se servir sans vergogne de l’image de jeunes couples rayonnants de bonheur à l’orée de leurs champs ou de vieux sages à la peau tannée par le soleil, mais à l’âme heureuse.

L’exposition solo « Rang Saint-Isidore », présentée tout l’été (2022) par Mériol Lehmann à l’Espace Séquence du centre Bang, s’attaque à cet ensemble de clichés et de fantasmes, mais en situant sa critique dans un dispositif duel, documentaire et esthétique à la fois, que matérialisait la répartition en deux espaces distincts qu’il ne faudrait cependant pas opposer trop nettement. Si la première salle, en effet, jouait le factuel, l’objectif, les chiffres, et la seconde, au contraire, une poétisation du même espace vu à vol de drone, un regard plus attentif pouvait discerner des rapports et des points de rencontre entre les deux.

Ce dispositif, ce jeu entre documentation et représentation poétique qui articule l’un à

l’autre les deux espaces, joue aussi, en effet, dès la première salle en travaillant l’objectivité des chiffres sur la transformation dans le temps des entreprises familiales du Québec, par un parcours photographique où les images de fermes vues des airs alternent avec des représentations en noir et blanc de l’artiste, enfant et avec des enfants, sans doute les siens. On les aperçoit à l’intérieur d’une de ces fermes et selon une séquence temporelle qui va de sa prime jeunesse, au moment de l’arrivée de l’artiste d’origine suisse avec ses parents dans la ferme laitière et la fromagerie bien connue du Rang Saint-Isidore d’Hébertville, à celle de ses enfants, bien plus tard, dans la même exploitation dès lors entièrement transformée.

Les traces photographiques d’une vie individuelle, en noir et blanc, généralement en plan rapproché sauf une en plan moyen et en couleurs, alternent avec celles, aériennes, qui documentent l’évolution de la ferme familiale, mais dans une séquence où elle est prise avec d’autres et dans des couleurs passées, délavées par le temps ou plus nettes parce que plus récentes. Sous ces images, aucun cartel pour fournir une explication qui identifierait l’exploitation, les acteurs humains représentés ou les dates respectives des prises de vue.

Ainsi anonymisés, les enfants et les adultes croqués prennent valeur d’exemple, d’illustration, parmi d’autres possibles, comme dans une publicité, même si celles ou ceux qui connaissent l’auteur et sa famille peuvent clairement les identifier.

Ils témoignent, comme les pintes de lait (6) de diverses époques, avec leurs inscriptions différentes, déposées sur une table rustique dans la première salle dont le rythme est également ponctué par les ballots de foin (3) déposés ça et là sur le sol. Et tandis que sont chiffrées sur les cartels (8) la réduction et la spécialisation des fermes québécoises, les photos (16) où apparaissent les humains sont autant de notes sur cette portée numérique qui transcrit dans l’abstrait la mélodie muette de l’espace rural. La disposition des objets et leur nombre autant que leur nature participent de l’esthétique de l’installation.

Dans l’obscurité de la deuxième salle, tandis que la musique, une musique à la fois machinique et organique, rythme la vidéo projetée, une transformation radicale semble à la fois développer et transformer le propos de la première.

 

Mériol Lehmann – Rang Saint Isidore 4

La musique du sens

Sur l’écran divisé en deux bandes horizontales, l’image du haut montre un champ vu des airs et d’assez loin. L’espace de la projection est animé par le ballet d’une moissonneuse et d’un tracteur qui vient de temps en temps récupérer le grain. Les humains ne sont plus ici que ces conducteurs invisibles qui dirigent la chorégraphie agricole : ils font corps avec la machine.

C’est un peu comme si l’industrialisation, dont les excès sont dénoncés dans les textes de la première page, se trouvait à la fois réduite à un pas de deux et poétisée par le mouvement réglé des machines. Le champ est comme un échiquier où circulent des pièces au parcours réglé.

Contrairement à la bande du haut, la bande du bas ne montre que la nature sans les hommes, ni leurs machines ni leurs bâtiments; le drone, presque fixe dans celle du haut, y est visiblement animé d’un mouvement continu. Une sorte de boucle où défilent une rivière et la végétation qui la borde tandis que la musique électro-acoustique « concrète » semble prendre corps, se préciser dans le cri des oies, comme si celui-ci en émergeait, s’en échappait. Et le spectateur s’aperçoit dès lors que le bruit continu qu’il entendait jusqu’alors, mécanique et organique je l’ai dit, pouvait tout aussi bien provenir, dans cet émiettement sonore, des grains transvasés de l’image du haut.

L’image aussi alterne entre la précision parfaitement mise au point et le flou, comme un souvenir qui s’estompe et se dissout en palette de couleurs et de formes. Un peu

comme le Monet des Nymphéas où la représentation conjugue souplement et presque inextricablement le voir, le vu et le geste de peindre.

Bien sûr Mériol Lehmann n’est pas un peintre, mais dans sa pratique pluridisciplinaire il parvient, comme les plus grands, à lier en gerbe qui germe et essaime, à conjuguer en un mot, le temps et l’espace, l’abstrait et le concret, le nombre et l’image, la musique et le verbe, l’humain, l’animal, le mécanique et le végétal, l’individuel et le collectif, le discours critique et l’effusion poétique.

Et tout cela dans l’espace d’une vie, dans le temps du collectif habité par l’éternelle lenteur de la nature telle que la découpe quotidiennement le labeur humain.

 

Mériol Lehmann – Rang Saint Isidore 24

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